"Nous considérons la Révolution française comme un fait immense et d’une admirable fécondité" (Jean Jaurès)

lundi 21 avril 2008.
 

Jean JAURES

Extrait de l’Introduction de l’Histoire socialiste de la Révolution française, 1901

C’est du point de vue socialiste que nous voulons raconter au peuple, aux ouvriers, aux paysans, les événements qui se développent de 1789 à la fin du XIXème siècle. Nous considérons la Révolution française comme un fait immense et d’une admirable fécondité ; mais elle n’est pas, à nos yeux, un fait définitif dont l’histoire n’aurait ensuite qu’à dérouler sans fin les conséquences. La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les deux conditions essentielles du socialisme : la démocratie et le capitalisme. [...]

Marx ne conteste pas que déjà, dans les ténèbres de la période inconsciente, de hauts esprits se soient élevés à la liberté ; par eux l’humanité se prépare et s’annonce. C’est à nous de recueillir ces premières manifestations de la vie de l’esprit : elles nous permettent de pressentir la grande vie ardente et libre de l’humanité communiste qui, affranchie de tout servage, s’appropriera l’univers par la science, l’action et le rêve. C’est comme le premier frisson qui dans la forêt humaine n’émeut encore que quelques feuilles, mais qui annonce les grands souffles prochains et les vastes ébranlements. [...] Et nous ne dédaignerons pas non plus, malgré notre interprétation économique des grands phénomènes humains, la valeur morale de l’histoire.

Certes, nous savons que les beaux mots de liberté et d’humanité ont trop souvent couvert, depuis un siècle, un régime d’exploitation et d’oppression. La Révolution française a proclamé les Droits de l’homme ; mais les classes possédantes ont compris sous ce mot les droits de la bourgeoisie et du capital.

Elles ont proclamé que les hommes étaient libres quand les possédants n’avaient sur les non possédants d’autre moyen de domination que la propriété elle-même, mais la propriété c’est la force souveraine qui dispose de toutes les autres. Le fond de la société bourgeoise est donc un monstrueux égoïsme de classe compliqué d’hypocrisie. Mais il y a eu des heures où la Révolution naissante confondait avec l’intérêt de la bourgeoisie révolutionnaire l’intérêt de l’humanité, et un enthousiasme humain vraiment admirable a plus d’une fois empli les coeurs. De même dans les innombrables conflits déchaînés par l’anarchie bourgeoise, dans les luttes des partis et des classes, ont abondé les exemples de fierté, de vaillance et de courage. Nous y saluerons toujours, avec un égal respect, les héros de la volonté, en nous élevant au-dessus des mêlées sanglantes, nous glorifierons à la fois les républicains bourgeois proscrits en 1851 par le coup d’État triomphant et les admirables combattants prolétariens tombés en juin 1848.

Mais qui nous en voudra d’être surtout attentifs aux vertus militantes de ce prolétariat accablé qui, depuis un siècle, a si souvent donné sa vie pour un idéal encore obscur ? Ce n’est pas seulement par la force des choses que s’accomplira la révolution sociale ; c’est par la force des hommes, par l’énergie des consciences et des volontés. L’histoire ne dispensera jamais les hommes de la vaillance et de la noblesse individuelles. Et le niveau moral de la société communiste de demain sera marqué par la hauteur morale des consciences individuelles dans la classe militante d’aujourd’hui. Proposer en exemple tous les combattants héroïques, qui depuis un siècle ont eu la passion de l’idée et le sublime mépris de la mort, c’est donc faire oeuvre révolutionnaire.

Extraits du Socialisme et la vie, 1901

[...] Je sais bien que dans la Déclaration des Droits de l’Homme la bourgeoisie révolutionnaire a glissé un sens oligarchique, un esprit de classe. Je sais bien qu’elle a tenté d’y consacrer à jamais la forme bourgeoise de la propriété, et que même dans l’ordre politique elle a commencé par refuser le droit de suffrage à des millions de pauvres, devenus des citoyens passifs. Mais je sais aussi que d’emblée les démocrates se sont servis du droit de l’homme, de tous les hommes, pour demander et conquérir le droit de suffrage pour tous. Je sais que d’emblée les prolétaires se sont appuyés sur les Droits de l’Homme pour soutenir même leurs revendications économiques. Je sais que la classe ouvrière, quoiqu’elle n’eût encore en 1789 qu’une existence rudimentaire, n’a pas tardé à appliquer, à élargir les Droits de l’Homme dans un sens prolétarien. Elle a proclamé, dès 1792, que la propriété de la vie était la première de toutes les propriétés, et que la loi de cette propriété souveraine devait s’imposer à toutes les autres.

Or, agrandissez, enhardissez le sens du mot vie. Comprenez-y non seulement la subsistance, mais toute la vie, tout le développement des facultés humaines, et c’est le communisme même que le prolétariat greffe sur la Déclaration des Droits de l’Homme. Ainsi d’emblée le droit humain proclamé par la Révolution avait un sens plus profond et plus vaste que celui que lui donnait la bourgeoisie révolutionnaire. Celle-ci, de son droit encore oligarchique et étriqué, ne suffisait pas à remplir toute l’étendue du droit humain ; le lit du fleuve était plus vaste que le fleuve, et il faudra un flot nouveau, le grand flot prolétarien et humain, pour que l’idée de justice enfin soit remplie.

C’est le socialisme seul qui donnera à la Déclaration des Droits de l’Homme tout son sens et qui réalisera tout le droit humain. [...]

Marx et Engels, dans le Manifeste communiste, ont marqué magnifiquement le respect de la vie, qui est l’essence même du communisme : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’augmenter le travail accumulé dans le capital. Dans la société communiste, le travail accumulé ne sera qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de stimuler la vie des travailleurs. Dans la société bourgeoise, le passé règne sur le présent. Dans la société communiste, le présent règnera sur le passé. »

La Déclaration des Droits de l’Homme avait été aussi une affirmation de la vie, un appel à la vie. C’étaient les droits de l’homme vivant que proclamait la Révolution. Elle ne reconnaissait pas à l’humanité passée le droit de l’humanité présente. Elle ne reconnaissait pas aux services passés des rois et des nobles le droit de peser sur l’humanité présente et vivante et d’en arrêter l’essor. Au contraire l’humanité vivante saisissait pour le tourner à son usage tout e que le passé avait légué de forces vives. L’unité française préparée par la royauté devenait, contre la royauté même, l’instrument décisif de révolution. De même les grandes forces de production accumulées par la bourgeoisie deviendront, contre le privilège capitaliste, l’instrument décisif de libération humaine.

La vie n’abolit point le passé : elle se le soumet. La Révolution n’est pas une rupture, c’est une conquête. Et quand le prolétariat aura fait cette conquête, quand le communisme aura été institué, tout l’effort humain accumulé pendant des siècles formera comme une nature bienveillante et riche, accueillant dès leur naissance toutes les personnes humaines, et leur assurant l’entier développement.

Ce qu’il ne faut jamais oublier quand on juge les révolutionnaires, c’est que le problème qui leur était imposé par la destinée était formidable et sans doute « au-dessus des forces humaines ». Peut-être n’était-il pas possible à une seule génération d’abattre l’Ancien Régime, de créer un droit nouveau, de susciter des profondeurs de l’ignorance, de la pauvreté et de la misère un peuple éclairé et fier, de lutter contre le monde coalisé des tyrans et des esclaves, de tendre et d’exaspérer dans ce combat toutes les passions et toutes les forces et d’assurer en même temps l’évolution du pays enfiévré et surmené vers l’ordre normal de la liberté réglée.

Il a fallu un siècle à la France de la Révolution, d’innombrables épreuves, des rechutes de monarchie, des réveils de république, des invasions, des démembrements, des coups d’Etat, des guerres civiles pour arriver enfin à l’organisation de la République, l’établissement de la liberté égale par le suffrage universel. Les grands ouvriers de révolution et de démocratie, qui travaillèrent et combattirent il y a plus d’un siècle, ne nous sont pas comptables d’une oeuvre qui ne pouvait s’accomplir que par plusieurs générations. Les juger comme s’ils devaient clore le drame, comme si l’histoire n’allait pas continuer après eux, c’est un enfantillage tout ensemble et une injustice. Leur oeuvre est nécessairement limitée ; mais elle est grande. Ils ont affirmé l’idée de la démocratie dans toute son ampleur. Ils ont donné au monde le premier exemple d’un grand pays se gouvernant et se sauvant avec la force du peuple tout entier. Ils ont donné à la révolution le magnifique prestige de l’idée et le prestige nécessaire de la victoire ; et ils ont donné à la France et au monde un si prodigieux élan vers la liberté que, malgré la réaction et les éclipses, le droit nouveau a pris définitivement possession de l’histoire.

Comme en 1789, la classe bourgeoise était seule prête par son éducation intellectuelle, encyclopédique, et par la puissance économique de ses intérêts accrus, à pouvoir revendiquer tout le profit et tirer tout le parti de l’ordre nouveau, la Révolution française trop souvent n’a compris la justice et le droit que sous la forme de la société bourgeoise ; elle a cru qu’elle avait assez fait en éliminant l’absolutisme monarchique, le privilège féodal, et elle n’a pas pressenti la prodigieuse croissance de la grande propriété capitaliste qui allait dans le monde nouveau rompre l’équilibre de justice ; elle n’a pas, du moins, à cette première heure et à cette première période, avant l’extrême pensée de la montagne et avant Babeuf, elle n’a pas ressenti qu’une organisation nouvelle de la propriété fondée sur la communauté des moyens de produire, des moyens de travailler, serait la condition nécessaire de la réalisation du droit et de l’égalité politique et sociale. Elle s’est donc trompée en donnant à l’idée de justice proclamée par elle dans ce sens que nous sommes les héritiers de la révolution, non pour la plagier, mais pour la faire vivre en l’élargissant. C’est à nous de développer peu à peu, à la mesure des besoins nouveaux, le contenu positif, la substance sociale que la Révolution avait incorporés à l’idée de justice.

Mais, si elle s’est trompée au début, en limitant arbitrairement le contenu prochain de l’idée de justice, ce fut sa grandeur de proclamer cette idée même, ce fut sa grandeur de proclamer que l’homme et le citoyen avaient des droits, que ces droits étaient imprescriptibles, que la durée des privilèges les plus anciens n’était pas un titre contre ces droits ; c’est l’honneur de la Révolution française d’avoir proclamé qu’en tout individu humain, l’humanité avait la même excellence native, la même dignité et les mêmes droits, et lorsqu’elle a proclamé ce symbole de justice, lorsqu’elle a déclaré que les gouvernements, les sociétés devaient être soumis à des règles positives tirées de cette idée du droit humain, la Révolution n’a pas seulement façonné un monde nouveau, elle a créé une nouvelle philosophie de l’histoire : elle a fait du droit, elle a fait de la justice le ressort, l’aboutissant suprême de l’histoire et du mouvement humain ; elle a créé une nouvelle philosophie de l’histoire pour expliquer à la fois par l’idée de justice l’avenir et le passé.

Pour l’avenir, tout le mouvement humain doit tendre, selon la pensée de la révolution, à réaliser de plus en plus la liberté et l’égalité, et vous savez que si à l’origine elle a donné à ces mots un sens trop étroit et un contenu trop exclusivement bourgeois, elle-même bientôt, dans la nécessité de la lutte, quand il fallut pour défendre l’ordre révolutionnaire naissant contre l’assaut de toutes les tyrannies du monde coalisées, faire appel à la force des prolétaires, la Révolution ne tarda pas à comprendre dès 1793 que le mouvement, accaparé d’abord par la bourgeoisie, devrait aller au-delà d’elle, et bientôt commencèrent à abonder dans la Révolution bourgeoise même les systèmes d’avenir, qui dépassaient l’horizon de la bourgeoisie ; en sorte que la Révolution commençait à tirer elle-même de sa propre formule, sous les éclairs des grands événements déchaînés, les conséquences lointaines d’une idée du droit que les premières générations révolutionnaires n’avaient pas entrevues d’abord dans toute leur ampleur, et la philosophie du droit humain et de la justice proclamée par la Révolution traçait en quelque sorte les lignes de l’avenir.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message