Anthropologie : Quand le corps n’était qu’un rite

mardi 22 septembre 2009.
 

Du cannibalisme à la transe de possession, voyage dans les multiples cultures et religions traditionnelles qui précèdent l’invention du moi.

Le Corps humain. Conçu, Supplicié, possédé, cannibalisé, sous la direction de Maurice Godelier et Michel Panoff, CNRS Éditions, 2009, 576 pages, 35 euros.

Notre modernité est obsédée par le corps. Elle ne cesse de le mettre en scène pour l’exalter, mais pas seulement. Elle rêve à présent de le changer à gré, et plus seulement par le maquillage, les bijoux et les vêtements, en le travaillant de l’intérieur, par le dopage, les manipulations génétiques et les implants électroniques. Le corps n’est pas éternel. Il n’est pas universel non plus, car il n’a pas été pensé de la même façon toujours et partout.

C’est ce que montre le présent recueil d’articles publié sous la direction de Maurice Godelier et de Michel Panoff et qui réunit les contributions de vingt-cinq anthropologues. S’il traite principalement de sociétés océaniennes, le reste du monde n’est pas oublié. C’est à un formidable voyage que nous convient les auteurs, des Khumbo du Népal aux Yanomami du Venezuela en passant par les Baruya de Nouvelle-Guinée que Godelier a observés durant de longues années. Deux parties composent ce collectif, d’une exceptionnelle richesse intellectuelle. La première traite des représentations de la conception. Contrairement à ce qu’a prétendu la légende complaisamment colportée en Occident, les peuples et les sociétés traditionnelles savaient qu’il faut un homme et une femme pour faire un enfant. Certes, il y a des énigmes qu’il faut résoudre : si l’homme est le seul à donner corps à l’enfant, la femme n’offrant que le gîte et le couvert, comment peut-il faire naître des filles ? Les Yanomami l’expliquent ainsi : lorsque la femme est lors du coït plus active que l’homme, c’est alors qu’elle accouchera d’une fille. Mais si ces peuples savaient qu’il faut un homme et une femme pour faire un enfant, ils croyaient savoir aussi que cette condition nécessaire est loin d’être suffisante. Car les auteurs d’une vie nouvelle ne sont pas seulement ses géniteurs : il faut compter avec les dieux, les ancêtres, les esprits
- une histoire qu’après tout nous devrions bien connaître avec le Christ mais que nous avons oubliée. Telle est peut-être d’ailleurs la grande leçon du recueil : le lien fédérateur de tant de traditions diverses et dont certaines nous semblent extravagantes, c’est la conviction que le corps d’un être humain n’est pas cette espèce de forteresse ou de propriété personnelle que l’Occident moderne a pris l’habitude de voir, presque exclusivement - mais qu’il est préparé en amont par tout un réseau de forces invisibles, et qu’il vit en aval d’une vie autre. Le corps primitif et traditionnel n’est pas l’incarnation d’un moi unique et déterminé puisque chez ces peuples, le moi tel que nous l’entendons n’existe tout simplement pas.

Et c’est parce que le corps est porteur de forces extérieures qu’il peut être violenté, possédé (par les esprits), cannibalisé. La seconde partie du recueil décrit et analyse quelques-unes des pratiques qui ont le plus horrifié les Européens - dont le cannibalisme - mais que l’anthropologie nous apprend à voir détachées de toute interprétation faible, qu’elle soit économique (on ne mange pas de l’homme parce qu’on a faim : le cannibalisme est un rituel), ou psychologique (les peuples cannibales ne sont pas plus sadiques que nous : témoin des guerres de Religion, Montaigne l’avait reconnu déjà au XVIe siècle). Le cannibalisme qui consiste à manger le corps du groupe auquel on appartient (endocannibalisme) n’a pas le même sens que celui qui consiste à manger le corps des ennemis (exocannibalisme). Alors, tout à fait étrangers, ces autres ? Un article sur « le corps en chrétienté » nous rappelle opportunément qu’il y a entre « nous » et « eux » des voisinages, et pas seulement des étrangetés. Mais peut-être une histoire est-elle en train de s’achever car avec les technosciences, c’est nous-mêmes de plus en plus qui à nos propres yeux apparaîtrons comme des primitifs.

Christian Godin, philosophe


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