Entretien avec OLIVER DE SCHUTTER, RAPPORTEUR SPECIAL DES NATIONS-UNIES SUR LA SECURITE ALIMENTAIRE ...

mardi 22 septembre 2009.
 

Un peu plus d’un an déjà que la crise alimentaire et la montée brutale des prix du pétrole ont presque failli dévaster tous les efforts accomplis par les économies du monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Jusque-là, force est cependant de reconnaître que le monde développé comme les pays en développement, ne sont pas encore à l’abri d’un nouveau séisme alimentaire lié à l’épuisement des terres arables, au réchauffement climatique et à la hausse brutale des prix du brut. Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, depuis le 1er mai 2008, poste auquel il a succédé au Suisse Jean Ziegler, Olivier De Schutter revient avec nous* sur toutes ces questions qui ont fait l’actualité en 2007, 2008 et encore 2009.

Monsieur De Schutter, en 2007-2008 l’Afrique a subi de plein fouet les conséquences d’une hausse spectaculaire du prix des denrées alimentaires sur le marché mondial. Au cours du deuxième semestre 2008, les prix alimentaires ont chuté de presque 40%, pour ensuite rebondir à nouveau dans les six derniers mois. Pensez-vous que le continent est à l’abri d’une autre crise de la faim ?

On ne peut pas aborder la question de la faim à partir simplement de l’évolution des prix des denrées alimentaires sur les marchés internationaux. Ceci aboutirait à passer sous silence les questions liées au rôle des acteurs de la chaîne de production et de distribution alimentaire. Les pauvres des pays africains n’achètent pas leur riz ou leur manioc sur la bourse de Chicago, mais sur le marché local ou à l’épicerie du village ; et les producteurs vendent à des intermédiaires, et non pas directement sur les marchés internationaux. Ainsi, même lorsque les prix montent, il n’est pas certain que les petits producteurs en bénéficient. De même, la baisse des prix sur les marchés internationaux ne signifie pas que les prix payés par les consommateurs seront plus bas : en avril 2009, une étude de la FAO portant sur 58 pays en développement montrait que dans 80% des pays étudiés, les prix des denrées alimentaires au détail étaient plus élevés qu’en avril 2008, et que dans 40% des cas, ils étaient plus élevés qu’en janvier 2009. Nous étions à 923 millions d’affamés dans le monde en janvier 2008 ; nous sommes aujourd’hui à 1,02 milliards. La crise est là, plus forte que jamais.

Cela dit, la hausse des prix des denrées alimentaires sur les marchés internationaux affecte lourdement la balance des paiements et la balance commerciale des pays pauvres qui sont importateurs nets de nourriture, comme le sont beaucoup de pays d’Afrique sub-saharienne. Or, ces pays restent très vulnérables, en raison de cette dépendance, qui elle-même résulte de trente années pendant lesquelles on n’a pas assez investi dans les cultures vivrières, afin de privilégier les cultures d’exportation, source de devises étrangères. Chacun voit bien que, compte tenu du lien entre les prix des produits agricoles et ceux du pétrole, cette situation est intenable. De nouvelles secousses sont inévitables, tant qu’on n’aura pas agi sur les causes profondes de la volatilité des prix.

Les Nations-Unies ont plusieurs agences chargées de soulager la faim dans les pays pauvres. Parmi elles, il y a la FAO et le Programme alimentaire mondiale (PAM). Que peut apporter de plus un Rapporteur Spécial ONU sur le droit à l’alimentation pour permettre aux pauvres d’accéder à l’alimentation par rapport aux agences précitées ?

La faim est perçue par les agences internationales aussi bien un problème de production que de disponibilité de biens alimentaires. Le but de la FAO est d’encourager la production, alors que celui du PAM est de délivrer les biens alimentaires dans des cas d’urgence comme les famines ou les conflits. À l’origine, les problèmes de la faim sont dus à la discrimination et à la marginalisation, au manque de responsabilité de la part des gouvernements qui ne répondent pas aux besoins de leur population, ou encore à l’adoption de politiques qui aggravent la faim dans les pays pauvres au lieu de la réduire. Un cadre basé sur le droit à l’alimentation nous oblige à inclure ces questions – qui peuvent se résumer à la bonne gouvernance ou à la responsabilité – dans nos réponses sur le problème de la faim. Sans cela, c’est-à-dire en l’absence de mécanismes de responsabilité et une protection des droits des plus pauvres – nos réponses seront mal ciblées et sans effets, donc sans avenir. Le droit à l’alimentation a donc une part vital dans la panoplie de réponses que nous devons développer contre la faim.

3) Dans un article récent, le prestigieux hebdomadaire britannique, The Economist, soutient que tant que les rendements agricoles ne progresseront pas dans les pays pauvres, l’équilibre entre l’offre et la demande alimentaires restera précaire. Etes-vous d’accord avec ces propos ?

Sans être fausse, cette analyse est fortement réductrice. D’abord, elle se focalise sur l’offre, sans réfléchir à la demande – or, l’appétit des pays du Nord pour les protéines animales, et plus récemment notre soif des agrocarburants, sont pour beaucoup dans la réduction des stocks et les tensions entre offre et demande sur les marchés internationaux. Ensuite et surtout, il est dangereux de réduire le problème de la faim à la question de l’équilibre entre offre et demande. Les récoltes de 2008 ont été historiquement excellentes, mais le nombre de personnes affamées a crû notablement. Pourquoi ? Pas parce qu’on ne produit pas assez. Mais, parce que le pouvoir d’achat des pauvres n’a pas progressé suffisamment ; parce que 80 % des familles n’ont accès à aucune forme de protection sociale ; et parce que les plus petits paysans ne sont pas suffisamment soutenus. On ne peut pas réfléchir la production sans penser aussi à la distribution. On le peut même d’autant moins qu’il y a des manières de produire qui, au lieu de les atténuer, augmenteront la marginalisation et la pauvreté, en accélérant la dualisation du secteur agricole et donc l’exode rural, et la pauvreté dans les villes.

Des recherches démontrent que un milliard de personnes souffrent la faim, c’est-à-dire l’ensemble des populations des Etats-Unis, du Canada et de l’Union Européenne. Cette partie de la population est souvent surnommée le « dernier milliard ». Curieusement, le monde n’a pas fait assez pour déployer les 50 milliards de dollars promis au Sommet du G8 de Gleeneagles (Royaume-Uni) en 2005. Est-ce que votre bureau peut-il être en mesure de faire des miracles pour accélérer le processus ? (Addis Fortune)

Evitons de nous laisser trop mystifier par les chiffres. Le récent G8 de L’Aquila a promis 20 milliards de dollars sur trois ans pour l’agriculture dans les pays en développement. Mais que ceci veut-il dire au juste ? Ceci demeure très insuffisant par rapport aux besoins estimés de l’agriculture dans les pays d’Afrique subsaharienne : les agences des Nations Unies, FAO en tête, chiffrent à 25-30 milliards de dollars par an, pour une période de cinq ans, les montants nécessaires à une revitalisation de l’agriculture dans cette seule région. En outre, une partie des sommes promises à L’Aquila avait déjà été programmée dans les budgets des gouvernements. Les promesses des sommets précédents n’ont pas toujours été tenues : à peine la moitié des 10 milliards promis au G8 précédent, tenu à Hokkaido en juillet 2008, ont été déboursés, et une proportion plus petite encore des montants promis lors du sommet mondial sur l’alimentation tenu à Rome en juin 2008 ont été libérés. En outre, ce qui importe, ce ne sont pas seulement les montants versés, mais aussi et surtout leur destination, c’est-à-dire le type de projet de développement qui sera soutenu et la contribution à des stratégies définies au plan national. Je préconise pour ma part deux choses : premièrement, à travers une réforme du Comité de la sécurité alimentaire mondiale de la FAO (Committee on World Food Security (CFS)), une meilleure reddition des comptes de la part des gouvernements, et un contrôle plus rigoureux du respect des engagements pris ; deuxièmement, un réinvestissement dans l’agriculture familiale et durable, par la fourniture de biens publics (moyens de stockage, communications, investissement dans la promotion des pratiques agro-écologiques), plutôt que simplement par la fourniture d’intrants. Mon mandat est celui d’être un vigile ; pas de moi-même gérer la distribution des fonds.

« Le secteur agricole n’était pas perçu comme rentable dans la plupart des pays en développement… »

Au cours des dernières décennies, que ce soit les gouvernements (riches et pauvres) ou les institutions internationales, l’agriculture a été laissée à l’abandon. Pourquoi selon vous ?

L’agriculture dans beaucoup de pays en développement a été négligée depuis le début des années 1980, aussi bien dans les politiques de coopération au développement (où la proportion consacrée à l’agriculture est passée de 18% en 1980 à 4% en 2007) que dans les budgets nationaux. Il y a trois raisons à cela. D’abord, compte tenu des soutiens considérables, y compris sous forme de subsides à l’exportation, bénéficiant aux producteurs agricoles des pays de l’OCDE – pour un montant de 258 milliards de dollars en 2007, pour ne citer qu’un chiffre –, et compte tenu aussi de la très forte compétitivité de l’agriculture dans des pays tels que l’Argentine, le Brésil, la Thaïlande ou l’Uruguay, le secteur agricole n’était pas vu comme rentable dans la plupart des pays en développement, et notamment dans les pays les moins avancés : pourquoi miser sur l’agriculture, alors que ce secteur paraissait voué à demeurer non compétitif ? Plutôt que de renforcer l’agriculture paysanne et familiale, il a paru plus simple d’exporter des matières premières – minerais, pétrole, diamant – ou des cultures de rente – coton, café, thé, tabac —, et d’importer des denrées alimentaires, souvent transformées. Ensuite, les plans d’ajustement structurel des années 1980 ont conduit à un retrait de l’Etat de la production, par exemple par l’organisation de filières ou par des mécanismes de soutien aux prix, afin de laisser jouer la « vérité des prix » – or le secteur privé n’a pas pris le relais, et l’agriculture a été, parfois littéralement, désertée. Enfin – et cette troisième raison explique en partie les deux précédentes –, les petits paysans, dispersés dans les campagnes, sont relativement marginalisés politiquement : leurs intérêts n’ont pas pesé lourd face à ceux des populations des villes, en faveur desquelles on a fait le choix d’importer à bas prix des denrées alimentaires achetées sur les marchés internationaux, et de recourir à l’aide alimentaire, même si ceci pouvait nuire aux producteurs locaux et accélérer l’exode rural. Nous avons là tous les ingrédients du désastre dont nous payons aujourd’hui le prix.

Au plan politique, la bonne gouvernance est devenue au fil du temps une expression très à la mode, mais souvent vidée de son sens par des leaders africains peu enclins à une gestion transparente de l’Etat. Pensez-vous que l’actuel leadership de notre continent est à la hauteur des défis imposés par l’insécurité alimentaire ?

Dans mes rencontres avec les dirigeants africains, je sens un net changement d’attitude. Un nouveau consensus est en train de naître, en faveur du soutien à l’agriculture et d’un réinvestissement dans les biens publics dans les zones rurales – même si, trop souvent, le débat entre différentes manières d’opérer cette “révolution verte” fait cruellement défaut, et même si l’on risque donc de passer à côté des opportunités que représentent les voies agro-écologiques et participatives en dépit de leur potentiel amplement prouvé. L’on a pris conscience du danger d’une trop forte dépendance des importations afin de garantir la sécurité alimentaire : les cultures vivrières redeviennent à la mode. Et enfin, la menace que constitue le changement climatique est prise au sérieux : elle appelle une profonde transformation de l’agriculture, qui doit mieux se préparer à cette évolution, rompre son lien avec les énergies fossiles, et augmenter sa résilience. La génération actuelle de dirigeants prend conscience de ces enjeux. Les pays du Nord doivent les y aider. J’ai fait des propositions concrètes en ce sens qui portent sur la coopération au développement, l’aide alimentaire, ou encore la réforme du commerce international. Les efforts considérables déployés sur le plan national ne seront payants que si le climat international est favorable. Mais l’inverse est vrai également : sans des politiques volontaristes au plan national, l’aide que peut offrir la communauté internationale, utile à court terme, sera inefficace à améliorer la situation le long terme. Cessons cela. On ne peut plus pratiquer une économie des soins palliatifs.

Au Sahel (Sénégal, Tchad, Mali, Burkina Faso etc.), des millions de dollars ont été investis depuis les années 1970 en matière de lutte contre la sécheresse et la désertification. L’accès à l’eau à occuper une place importante dans ce processus. Que pensez-vous des résultats ? Ne peut-on pas parler de grand gâchis ?

C’est en effet un enjeu majeur. Alors même que 85% des ressources en eau douce sur le continent vont à l’agriculture, plus de 95% de l’agriculture en Afrique subsaharienne ne bénéficie d’aucune forme d’irrigation. Or cette agriculture dépendant des pluies est particulièrement vulnérable au changement climatique, qui se caractérise par une plus grande imprévisibilité des phénomènes météorologiques. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique des Nations Unies (Giec) estime, dans son rapport de 2007, que dans certaines régions d’Afrique, les récoltes vont chuter de 50 % d’ici 2020, en raison de ce phénomène. Que faire ? Il y a deux possibilités, qui ne s’opposent d’ailleurs pas, sauf dans la définition des choix budgétaires. La première est d’agrandir la surface d’agriculture irriguée, par exemple en se donnant pour objectif de passer de 5 à 10% de la surface irriguée en Afrique. La seconde voie est d’agir sur les 95% non-irrigués. On peut en effet promouvoir des techniques agricoles plus économes en eau, et qui n’accélèrent pas l’épuisement des nappes phréatiques. Des solutions efficaces existent pour créer ou développer des systèmes agricoles qui retiennent mieux l’eau de pluie quand elle tombe, afin d’avoir un sol plus humide plus longtemps et de remplir les nappes phréatiques. Ces modèles ont déjà prouvé leur potentiel [voir aussi réponse à la question 11], même si souvent ce sont des projets-pilotes. Mais chacun sait que le succès n’est pas de trouver des bonnes idées ou des bons modèles, mais de développer ceux-ci à l’échelle d’une province, d’un pays, d’une sous-région. L’investissement dans ces modèles pourrait être décuplé, avec l’aide des paysans et le soutien financier des donateurs. Il faut aussi investir beaucoup dans les ressources humaines, comme la vulgarisation, dans les échanges entre agriculteurs : c’est par là que l’on peut diffuser les bonnes pratiques. C’est avec cette préoccupation à l’esprit que j’ai pris l’initiative d’écrire aux gouvernements africains à propos de la « révolution verte » que le continent est en train de lancer, en invitant ces gouvernements à faire la preuve qu’un changement de paradigme est possible, et que l’Afrique peut être une pionnière en matière d’agriculture durable.

Dans un pays comme le Mali, le grand problème de la culture agricole est l’absence de débouchés, mais également la difficulté d’accès aux intrants. Avez-vous des recommandations sur cet aspect ?

Je ne conteste pas l’importance des intrants pour la viabilité de l’agriculture, dans le court terme : je relève d’ailleurs que les prix des engrais et pesticides ont grimpé plus vite encore que les prix des denrées alimentaires entre juin 2007 et juin 2008, en lien avec le pic qu’a connu le prix du pétrole, ce qui a rendu intenable la situation des paysans dans beaucoup de pays africains. Mais en même temps, la fourniture d’intrants à prix subsidié ou même gratuitement n’est pas une solution durable ; elle est un palliatif, pas un remède de long terme. La fourniture d’intrants, comme l’aide alimentaire, relève de l’aide humanitaire. Elle ne nous dispense pas de travailler sur les causes structurelles de la faim et de la malnutrition dans les campagnes. A moyen terme, il faut promouvoir des méthodes agricoles moins voraces en engrais chimiques et en pesticides, car ceci contribue à la dégradation des écosystèmes – notamment par l’épuisement des sols, dont les micro-organismes sont chassés, et la pollution des nappes phréatiques –. En outre, le recours massif à des intrants accentue la dépendance des paysans vis-à-vis des quelques firmes qui fournissent des intrants, et qui forment un secteur de plus en plus concentré – donc tenté, forcément, d’abuser de son pouvoir économique, d’autant plus qu’il est protégé par le renforcement des droits de propriété intellectuelle sur les semences. Une autre manière de produire est pensable : c’est là que se situe la sécurité alimentaire à long terme.

Pour ce qui est de la problématique des Organismes génétiquement modifiés, ceux-ci sont introduis en catimini dans les cultures, souvent sans débat, surtout dans le domaine du coton. Est-ce un phénomène qui vous préoccupe ? Si oui, que comptez-vous faire ?

Le débat sur le développement des Ogm est mal engagé. J’observe qu’une forte controverse scientifique et sociale persiste partout dans le monde sur leurs impacts, les risques sur la santé et sur l’environnement, et sur les incertitudes qui entourent leur développement. Certains signes sont inquiétants, comme les croisements entre les variétés modifiées et les variétés locales, au Mexique par exemple, ce qui pourrait mener à une pollution génétique incontrôlée ; ou encore le développement aux Etats-Unis de mauvaises herbes devenues résistantes aux herbicides tels que le Round up, ce qui entraîne une augmentation des pesticides utilisés. En Afrique, j’observe que le Bénin – pays dans lequel je me suis rendu en mars 2009 et que je connais bien pour y enseigné pendant huit ans – a décidé de poursuivre un moratoire sur la culture d’Ogm en autorisant les chercheurs à poursuivre des recherches en milieu confiné. C’est une attitude qui me paraît respecter le principe de précaution tout en autorisant des progrès scientifiques.

Il y a plus, cependant. Il faut replacer la question des Ogm le contexte des choix à faire pour améliorer l’agriculture et l’alimentation. La question n’est pas de savoir si on est en faveur ou hostile aux Ogm en soi – comme si la question ne se posait pas dans des contextes sociaux précis –. Elle est de savoir quelle est l’agriculture que nous souhaitons promouvoir, et quelles sont les différentes possibilités d’améliorer nos systèmes et d’innover. Il existe une grande diversité de possibilités d’innover en agriculture. Les méthodes agroécologiques, qui intensifient la production en se basant sur les principes de l’écologie, ont un réel potentiel. L’agroforesterie a par exemple, en Tanzanie, permis de reverdir les provinces de Shinyanga and Tabora, qui étaient devenus des déserts dans les années 1980. L’application des principes de l’agroécologie et la promotion des systèmes agroforestiers sur 350.000 hectares a significativement changé la donne, et a augmenté les revenus des ménages de plus ou moins 500 dollars par an selon le Centre Mondial d’Agroforesterie à Nairobi. En Afrique de l’Ouest, les dispositifs anti-érosifs comme les Zaï ou les cordons pierreux ont des résultats prouvés pour améliorer la rétention d’eau dans les sols. Au Mali, des projets de production de coton sans pesticides chimiques, mais avec des biopesticides, ont parfois été plus rentables pour l’agriculteur que les systèmes conventionnels. Ces projets sont fréquemment menés en participation avec les communautés locales, et dans les zones où vivent les groupes vulnérables : c’est en cela qu’ils participent de la réalisation du droit à l’alimentation. La science apportera encore des progrès, naturellement. Mais n’attendons des OGM aucun miracle. Accélérons plutôt, dès à présent, la promotion de ces projets-pilotes fructueux, qui sont de plus cohérents avec l’enjeu du changement climatique. En matière de semences, il faut renforcer et améliorer les systèmes d’échange de semences locaux basés sur les variétés traditionnelles. Il y a des modèles encourageants, où les paysans s’organisent entre eux pour échanger leurs semences, les préserver et les stocker, planifier les besoins futurs...

« La science apportera encore des progrès, naturellement…

De plus en plus d’investisseurs étrangers viennent « prospecter » dans le domaine des superficies cultivables au Mali et dans d’autres pays africains. Quels problèmes pourraient poser ces ventes de terre ?

Nous avons été nombreux à regretter le désinvestissement de l’agriculture depuis le début des années 1980 [voir question 5)]. Le fait qu’à présent, des investisseurs privés et publics se réintéressent à la production agricole devrait être, en principe, une bonne nouvelle. Mais le rythme auquel les terres arables sont actuellement cédées à des investisseurs publics ou, plus souvent, privés, l’étendu des surfaces cultivables concernées, et l’émergence d’une spéculation sur la terre arable depuis la crise alimentaire de 2008, suscitent plusieurs interrogations. Les droits d’accès à la terre des paysans qui les cultivent ou des éleveurs nomades qui font paître leur bétail sur ces terres risquent de ne pas être pris en compte : très souvent, les utilisateurs des terres n’ont pas de titre sur la terre dont ils dépendent, et ils n’ont pas de recours en cas d’expropriation. Il faut se méfier à cet égard du discours sur les terres « disponibles », « inutilisées » ou « inexploitées » qui, très souvent, bien que non utilisées intensivement, sont utiles à l’agriculture itinérante ou à l’élevage du bétail, et dont peuvent dépendre les populations indigènes. De plus, les investisseurs ne se voient pas imposer de véritables obligations en lien, par exemple, avec la création d’emplois locaux, le transfert de technologies, ou le respect de l’environnement : les négociations débouchent sur des résultats déséquilibrés, parce qu’elles sont conduites sans transparence et sans participation des populations locales. Troisièmement, la dépendance des pays « cibles » ou « hôtes » de ces investissements vis-à-vis des marchés internationaux pourrait encore s’aggraver : paradoxalement, alors même que les capacités de ces pays à produire davantage pourront croître, leur dépendance pourra également augmenter, si les productions agricoles sont réexportées vers l’étranger. Or l’on sait qu’à l’avenir, les marchés internationaux seront de moins en moins fiables : les prix seront plus volatils, et généralement plus élevés, c’est d’ailleurs un des motifs de l’intérêt des investisseurs pour la terre arable dans les pays en développement – ces investisseurs considèrent que la sécurité alimentaire sera mieux garantie par l’acquisition de terres que par l’achat de denrées sur les marchés internationaux. Enfin – quatrième problème –, il n’y a aucune garantie que les revenus dégagés par ces cessions de terres vont bénéficier à la population locale, par exemple à la construction d’infrastructures, d’écoles ou d’hôpitaux.

C’est dans ce contexte que j’ai émis une série de onze principes qui sont issus de l’application du droit international des droits de l’homme à l’enjeu de ces acquisitions ou locations foncières à large échelle. Les premières réactions sont très positives, et me confortent dans ma vision : le cadre des droits de l’homme ne constitue pas seulement une obligation pour les Etats ; il est aussi une opportunité. Alors que les onze principes peuvent apparaître comme des contraintes supplémentaires, ils doivent en fait être perçus comme de véritables facteurs de succès sur le court comme sur le long terme. La terre représente en effet non seulement le principal moyen d’accès à l’alimentation pour des millions de petits exploitants et leurs familles, mais elle est aussi une composante essentielle de l’identité de certains peuples et communautés. Si les accords d’investissement agissent à l’encontre de ces réalités, ils pourraient produire l’inverse de l’effet escompté.

Les pays non producteurs de biens alimentaires, mais dotés de ressources pétrolières sont en train de mettre les mains sur les terres des pays pauvres d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Evidemment, ceci se vérifie là ou il y a une demande. Les Nations-Unies font partie de ces organisations multilatérales qui s’opposent à ce phénomène, en le définissant comme « un accaparement de terres ». Pourquoi ?

Les Nations-Unies ont pris des positions sur ce sujet. En Juin dernier, j’ai proposé onze principes qui, sur la base des droits humains, devraient faire en sorte que ces contrats de bail ou ces acquisitions de terres agricoles devraient bénéficier aux populations locales au lieu de mettre en péril leur survie et accroitre les inégalités sociales dans les pays concernés. De mon point de vue, si ces principes sont appliqués, les “accords fonciers” peuvent bénéficier aussi bien aux investisseurs qu’aux communautés locales. Je suis par ailleurs ravie que le Premier ministre japonais, Mr. Taro Aso, ait récemment suggéré que ces principes soient à la base d’un consensus international sur cette question ; il espère par ailleurs que ce consensus soit trouvé en Septembre prochain au cours de la session de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Nous devons considérer l’intérêt récent des investisseurs pour l’agriculture comme une opportunité. Mais nous devons aussi faire attention aux risques considérables que recouvre cet intérêt. Ce serait déjà un succès énorme si les négociations sont réalisées avec plus de transparence, et si les communautés locales sont impliquées, afin de s’assurer que l’arrivée d’investisseurs étrangers créera de nouveaux emplois, tout en respectant l’environnement et en renforçant la sécurité alimentaire au niveau locale.

Interdire les pays pauvres de céder des terrains cultivables à des sociétés asiatiques n’équivaut-il pas à une astuce de l’occident, fournisseur de l’Asie en matière de céréales ?

Il faut être extrêmement attentif à ce que la dimension Nord-Sud n’en vienne pas à occulter ce qui, dans ce phénomène, constitue la dimension principale : le risque de tension entre les intérêts des élites des pays hôtes des investissements et ceux des communautés locales que ces investissements affecteront le plus directement dans leurs moyens d’existence – petits paysans, populations indigènes, éleveurs de bétail. La dimension Nord-Sud n’est pas absente, naturellement, et c’est pourquoi il faut que le phénomène de l’acquisition de terres à large échelle soit traité dans un cadre multilatéral, celui du Conseil des Droits de l’Homme, de l’Assemblée générale des Nations Unies ou de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation), de préférence à un forum comme le G8. Mais ne perdons pas de vue que beaucoup de ces investissements sont le fait du secteur privé, notamment de grands fonds d’investissement, américains en particulier, qui spéculent sur la hausse des prix des terres arables : même si l’attention des médias s’est focalisée sur les achats de terre par des gouvernements, notamment du Sud, ce n’est pas, sur le plan purement quantitatif, le plus significatif.

L’Afrique se prépare au sommet climatique de Copenhague prévu en décembre 2009. Certains spécialistes estiment depuis 2006, que pour le continent c’est le sommet de la dernière chance si elle n’y va pas avec une position commune, claire et partagée. Qu’est ce que le continent peut attendre d’une telle conférence ? Et en quoi la question du climat peut-elle influer sur la sécurité alimentaire ?

Les impacts du changement climatique sur la sécurité alimentaire sont clairs : ils risquent d’avoir des impacts négatifs, particulièrement en Afrique subsaharienne. La fréquence et la période des pluies vont changer par exemple, ce qui est crucial pour l’agriculture. Même si on ne peut pas prédire l’impact pour chaque région avec certitude, une augmentation des zones arides et semi-arides de l’ordre de 60 à 90 millions d’hectares est possible, et les travaux du Giec prédisent une réduction de moitié du rendement agricole moyen en agriculture pluviale pour l’Afrique sub-saharienne. Il est plus difficile d’évaluer ce que le continent africain peut attendre de Copenhague. Chacun sait en effet par exemple que le financement de l’adaptation des pays les plus vulnérables aux effets du changement climatique est une question sensible qui n’est pas encore résolue. Les pays développés ont une responsabilité historique par rapport au changement climatique, et doivent prendre des initiatives pour un accord également historique à Copenhague.

Par contre, les choix que les Etats africains posent eux-mêmes avec leurs propres ressources ou celles sur lesquelles ils ont une influence n’est pas neutre non plus d’un point de vue climatique. Axer la relance agricole sur une augmentation de l’utilisation d’engrais chimiques, c’est prendre un risque de contribuer au changement climatique et renforcer une dépendance vis-à-vis des énergies fossiles : ces engrais sont très énergivores au moment de leur fabrication. Au contraire, investir dans les formes d’agriculture durable peut la fois réduire les émissions de gaz à effet de serre, amener au développement de systèmes agricoles plus résilients aux effets du changement climatiques, et même stocker du carbone, comme dans le cas des systèmes agroforestiers. C’est pour cela que la question cruciale aujourd’hui n’est pas uniquement le montant du réinvestissement dans l’agriculture en Afrique (en milliards de dollars ou en pourcentage du PIB), mais l’orientation de celui-ci et l’affectation concrète des fonds. C’est ce que j’ai développé dans ma position sur la « révolution verte africaine » , une position répétée dans ma lettre aux Chefs d’Etat africains.

En 2000, l’Assemblé Générale des Nations Unies a adopté huit objectifs du Millénaire pour le développement (Omd), parmi lesquels la réduction de la pauvreté de 50% entre 1990 et 2015. Hors, cet objectif est à risqué. Est-ce que l’Onu pense que les Omd sont toujours réalisables ?

Dans beaucoup de régions et pour un certain nombre d’Omd fixés en 2000, les objectifs ne seront pas atteints. Concernant le problème de la faim dans le monde, les résultats seront bien pires que prévus. Cela ne veut pas dire que les ODM étaient une erreur ou que l’espoir de pouvoir les appliquer était une folie. Je crois qu’il est honnête de reconnaitre que les Omd ont été extrêmement utiles pour mobiliser les forces qui ont œuvrés en faveur des droits de l’homme.

En même temps, les Omd ont clairement démontrés des limites dans leur capacité de canaliser les efforts pour le développement. Premièrement, ils n’ont pas tenus compte par exemple des questions liées à la responsabilité et qui sont cruciales pour une approche des objectifs du développement au niveau des droits humains. Aucune sorte de sanctions n’est prévue contre les gouvernements, dont les promesses n’ont pas été maintenues, ou dont les priorités n’ont pas été sélectionnées correctement. Et je crois que c’est un vrai problème. Nous devons mettre un terme à ce genre d’impunités car sur le long terme, cela va engendrer un problème de crédibilité, et les conséquences peuvent provoquer une forte démobilisation autour de ces thèmes. C’est pourquoi j’ai plaidé en faveur d’une réforme du Comité de la Sécurité alimentaire mondiale au sein des Nations Unies et de la Fao, dans le but d’améliorer le sens de la responsabilité. Je crains aussi que les Omd ne soient le produit d’une mentalité typique de technocrates et experts qui mettent en place des priorités et des politiques sans jamais ou peu impliquer ceux qui se trouvent en bas de l’échelle, c’est-à-dire ceux qui connaissent réellement les besoins des pauvres et que je considère les vrais experts. Trop peu d’efforts ont été fournis pour tenir compte des droits humains comme principes de responsabilité et de participation dans le processus de réalisation des Omd.

Deuxièmement, les Objectifs du Millénaire font partie de ce genre de systèmes économique que l’économiste norvégien Erik Reinert définit comme des « économies palliatives ». Ils essaient d’aider. Mais dans la majeure partie des cas, ils laissent intactes les causes structurelles de la faim et de la malnutrition, et en général, du sous-développement, c’est-à-dire : un système commercial multilatéral inéquitable ; une division internationale du travail qui verrouille les pays pauvres dans la production de matières premières et ne leur permet pas de grimper sur « l’échelle du développement », ce qui favorise des relations inégalitaires entre Nord et Sud. Donner de l’argent n’est pas suffisant pour résoudre ce problème. Partager la production et les technologies, c’est ça qui compte.

* L’entretien a été réalisé en collaboration avec Afronline.org en Italie, les Echos du Mali, L’Express de Madagascar, Sud Quotidien (Sénégal) et Addis Fortune (Ethiopie)

Le Quotidien


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