Ilana Löwy, à propos de L’emprise du genre

vendredi 31 juillet 2009.
 

1 Irène Jami : L’Emprise du genre évoque longuement la production de la hiérarchie de genre par le biais de la politique des corps : l’inégalité esthétique ; les interventions de la biomédecine. Cela paraît d’autant plus important que, me semble-t-il, en France, les féministes s’y sont jusqu’à présent peu intéressées, et on peut se demander pourquoi.

Ilana Löwy : Sans très bien connaître les débuts du féminisme français, je dirais d’abord que l’approche du corps était plus psychanalytique que biologique. Une deuxième hypothèse renvoie à ce qui s’est passé autour des luttes pour la contraception et l’avortement. Les féministes américaines ont eu à combattre les médecins, les gynécologues hommes, manipulateurs, dominateurs, insensibles aux problèmes des femmes, et à construire sur le corps des femmes un savoir indépendant du savoir professionnel - ce qui ne veut pas dire que cela a été uniquement le fait de non-professionnels : des femmes médecins ont participé au women’s health mouvement, le mouvement pour la santé des femmes aux Etats-Unis, mais le savoir s’est constitué hors et contre le savoir officiel sur le corps. Il n’y a rien eu de parallèle en France, d’une part la gynécologie était une spécialité fortement féminisée, d’autre part les gynécologues ont été nombreux-ses à s’engager aux côtés des femmes dans la lutte pour la liberté de la contraception et de l’avortement, contre d’autres médecins de l’Ordre des médecins. Autrement dit, comme il y avait des experts du corps des femmes du côté des femmes et non pas contre elles, les femmes étaient moins motivées pour constituer un savoir autonome, faire des groupes de self help ; une fois gagnée la liberté de la contraception et de l’avortement, cette dimension a un peu disparu ; le lien traditionnellement fort, en France, entre les luttes des femmes et les questions de l’éducation et du travail, donc avec les syndicats, se situait dans un espace qui accorde peu de place aux questions du corps. La troisième raison est le faible développement des études sur les femmes et le genre, et des études culturelles comme discipline indépendante à l’Université ; les études sociales et culturelles des sciences sont relativement marginales et l’étaient encore plus dans les années 80-90 comparées à de grandes disciplines comme l’histoire ou la philosophie des sciences traditionnelles ; si on ajoute à cela les structures assez conservatrices de l’Université française, avec le système des concours et les autres formes de reproduction, il y a relativement peu d’espaces universitaires ; il est difficile d’introduire des directions innovantes. Du côté du militantisme comme du côté universitaire, il n’y avait donc guère d’espace pour ce genre d’interrogation.

2 Irène Jami : Le livre décrit des règles implicites, dont on ne parle jamais, qui perpétuent les hiérarchies de genre. Par exemple la règle de l’hétérogamie : on accepte difficilement qu’un homme forme un couple avec une femme de statut social supérieur, alors que l’inverse est mieux admis. Est-ce que c’est vrai dans tous les milieux sociaux ?

Ilana Löwy : Selon l’enquête de Michel Bozon, la règle de l’hétérogamie fonctionne dans tous les milieux sociaux. Je renvoie au sous-titre du livre : « féminité, masculinité, inégalité. » La constitution de ce qu’est la masculinité ou de ce qu’est la féminité varie en fonction des milieux, des pays, de la période, mais sous une forme ou une autre, l’écart est toujours là. L’une de mes suppositions est que masculinité et féminité ne se construisent pas de manière symétrique : la masculinité se construit principalement entre les hommes, et dans la compétition, la comparaison entre les hommes, tandis que la féminité se construit par rapport aux hommes, dans le rapport à la sexualité et à la famille, tout ce qui est autour du care, est central pour la femmes. Donc si on prend l’exemple d’un couple, disons « classique » : il est camionneur, elle est secrétaire, même si elle a un niveau d’instruction plus élevé, en général il n’en sera pas de même pour le salaire, ni pour la construction de son identité professionnelle de secrétaire : un travail de service, de service à l’autre, à l’écoute, service personnel, etc., consolide une certaine norme féminine ; alors que l’identité professionnelle construite par un homme qui est ouvrier ou camionneur peut consolider certaines normes masculines. Un homme qui est ouvrier construit sa vision de la masculinité – qui peut, d’ailleurs, être oppressive, ce n’est pas toujours confortable – par rapport aux autres hommes et non par rapport aux femmes. Ce ne sont pas les femmes qui rendent les hommes masculins, alors que la féminité se construit soit dans le rapport de séduction, soit dans le rapport de care, aux autres personnes, enfants, conjoint, aux autres membres de la famille, la perception que l’on a d’être féminine vient principalement des hommes, ou à la limite des autres femmes, qui ont un idéal masculin, « un homme dans la tête », c’est-à-dire qu’on a une situation non symétrique. Je pense donc que c’est dans la constitution des identités de genre que se situe le non-dit. Je donne des exemples de petites choses : le petit garçon qui s’habille en rose, c’est problématique, mais la petite fille qui est en salopette et casquette, c’est mignon, parce qu’elle s’approprie des attributs masculins, ce qui chez les femmes est considéré jusqu’à un certain point comme acceptable, tandis que la féminité chez l’homme – même si, là aussi, il faut nuancer, il y a maintenant certains types de cultures masculines qui intègrent une certaine dose de féminité – mais globalement, ce qui est considéré comme vraiment féminin ne valorise pas un homme. Bien sûr, ce n’est pas fixe, ce sont des choses qui sont toujours culturellement déterminées. Au XIXe siècle, une femme en pantalon et en vêtements masculins était considérée comme quelque chose d’ignoble, d’inacceptable, mais pour d’autres raisons, parce que c’était une atteinte à la pureté ; aujourd’hui on est une société égalitaire, mais il y a une valorisation des attributs, et il y a une asymétrie, donc les attributs féminins ne sont pas valorisés chez l’homme, à moins qu’ils ne contribuent à une certaine image de la masculinité, tandis que le contraire est beaucoup moins vrai : des attributs masculins, jusqu’à un certain point, sont valorisés chez la femme. Les hommes, les garçons peuvent être « contaminés » par la féminité : être traités de « pie », bavarde, pleurnicharde, recevoir des qualificatifs mal connotés, alors que les valeurs masculines ne sont pas « contaminantes » pour les femmes.

3 Irène Jami : L’un des exemples de la façon dont la hiérarchie entre masculin et féminin est déplacée, reproduite, mais toujours au détriment du féminin, est l’ambivalence que revêt aujourd’hui, pour les femmes, la possibilité pourtant conquise de haute lutte de maîtriser leur fécondité.

Ilana Löwy : Je voudrais d’abord préciser que le problème n’est pas la maîtrise du nombre de naissances. Au XIXe siècle, les Français étaient les champions du contrôle des naissances. A l’Académie de médecine, au début du XXe siècle, il y avait des débats sur la contraception et ces messieurs – évidemment, il n’y avait que des messieurs – se lamentaient sur la chute de la fécondité des Françaises : « elles se débrouillent très bien pour avoir toujours exactement le nombre d’enfants qu’elles veulent. » C’est sans doute exagéré, mais ce que je veux dire, c’est que le problème n’est pas tant la maîtrise du nombre des naissances, que la certitude de pouvoir le maîtriser, donc de pouvoir faire la même chose sans l’angoisse, de ne pas avoir à passer par des avortements clandestins, par des méthodes peu sûres, par la peur de chaque fin de mois, et je pense que c’est une chose formidable qui est arrivée avec la contraception hormonale et avec le perfectionnement des méthodes locales, que les femmes peuvent maîtriser leur fertilité sans angoisse. Mais comme le montrent fort bien les travaux de Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, dès lors qu’elles peuvent maîtriser leur fertilité, c’est-à-dire non seulement le nombre mais aussi le calendrier des naissances, chaque enfant est en principe un enfant voulu et désiré. Les femmes ne peuvent plus dire : « ça tombe mal, donc je m’arrange mais il faut quand même que je fasse autre chose dans ma vie que de m’occuper de mes enfants. » Désormais on attend d’elles un lourd investissement dans ce que Boltanski appelle le projet d’enfant, et les femmes occidentales du moins ont l’obligation d’être des mères parfaites, de tout donner à la maternité, de culpabiliser à mort si elles ne le font pas, ce qui n’était pas forcément le cas au début du XXe siècle. Parce qu’elles l’ont choisi, elles ne peuvent pas dire : « j’ai choisi d’être mère mais j’ai quand même envie de faire des études, du dessin, de la danse moderne, du sport à outrance, je le laisse un peu plus chez la nourrice pour m’adonner à ma passion », cela ne passe plus du tout parce que c’est un enfant choisi et qu’il dépend du care, une qualité essentielle qui définit la féminité. Dans une certaine mesure, le choix rendu possible par la maîtrise de la fécondité a donc des effets pervers.

4 Irène Jami : Au fur et à mesure que le statut des femmes se rapproche de l’égalité avec celui des hommes, on utilise des attributs biologiques pour fonder la distinction entre identités masculine et féminine à l’origine des inégalités. Deux exemples : la procréation médicalement assistée et le traitement hormonal de substitution au moment de la ménopause, montrent quelle peut être la contribution des sciences à la production du genre.

Ilana Löwy : Rousseau a dit que l’homme n’est un homme qu’à certains moments de sa vie, alors que la femme est une femme toute sa vie ; sa vie, c’est d’être une femme, c’est-à-dire d’être un sexe. L’homme a un sexe ; la femme est un sexe. Dans les sociétés occidentales contemporaines, où l’égalité formelle est acquise, on donne beaucoup plus de valeur à la différence résiduelle pour permettre la constitution fixe, hiérarchique, des masculinités et féminités. La loi française de 1994, loi de bioéthique renouvelée dix ans plus tard, dit que l’assistance médicale à la procréation est réservée aux couples en âge de procréer. Autrement dit, aux couples hétérosexuels. Cela n’existe pas dans les autres pays, il est peut-être intéressant de le souligner. Cela ne correspond à rien socialement : tout le monde sait qu’il y a énormément d’enfants nés en France qui n’ont pas forcément un père et une mère qui s’occupent d’eux, mais on a décidé quand même que si c’est par projet, il faut que ce soit hétérosexuel. Deuxièmement, il y a un âge limite, on peut dire « c’est biologique » : il faut que le couple soit « en âge de procréer ». C’est quoi, l’âge de procréer ? Pour la femme, après 40-42 ans, selon les centres, on ne les reçoit plus, on dit « c’est trop difficile ». C’est vrai, c’est trop difficile techniquement pour la femme, et si elle utilise ses propres ovocytes, le problème c’est le vieillissement des ovocytes, parce qu’elle a toujours tous les équipements biologiques qu’il faut, mais ses ovocytes ne marchent plus, donc on peut le faire par don d’ovocytes. Evidemment le don d’ovocytes c’est compliqué, c’est hypermédicalisé, on peut dire que l’Etat n’a pas à payer pour cela, peut-être qu’il ne faut pas demander à une autre femme ; il y a des solutions possibles comme aux Etats-Unis où tout est commercial, ou en Grande-Bretagne : deux femmes se mettent ensemble, l’une a besoin d’ovocytes, l’autre en a en excès, celle qui en a en excès ne les vend pas, mais celle qui en a besoin paie en partie son traitement, celui qui relève du prélèvement d’ovocytes, et peut ainsi profiter des ovocytes surnuméraires – car il y en a à chaque prélèvement. Mais on peut dire aussi : avoir un enfant, ce n’est pas comme soigner un cancer, ce n’est pas une obligation, c’est un luxe, l’Etat, la collectivité n’a pas à payer sous prétexte qu’une femme de plus de 40 ans a envie d’un enfant. Prenons un cas différent : un couple dans lequel la femme est parfaitement fertile, mais l’homme est stérile, n’a pas assez de spermatozoïdes vivants, et il veut avoir un enfant biologique à lui. Supposons maintenant que son aspermie soit liée à l’âge – parce qu’on ne fait pas beaucoup de publicité, mais la fertilité masculine elle aussi est dépendante de l’âge. Il n’y a pas d’âge net comme la ménopause, ça descend plus lentement, certains hommes restent fertiles plus tard – mais certaines femmes aussi, il y a des femmes qui accouchent normalement qui ont une cinquantaine d’années – mais ça descend quand même d’une manière assez drastique chez les hommes. Donc prenons un homme de plus de cinquante ans, qui avait déjà une aspermie quand il était jeune, et qui n’arrive absolument plus à avoir des enfants ; mais il a une femme qui est plus jeune, avec des ovocytes qui fonctionnent. Dans un cas comme celui-là, selon la loi française, le couple peut bénéficier d’une assistance médicale à la procréation. On ne dira pas que c’est un luxe ; qu’il est trop vieux pour être père ; on ne dira même pas : écoutez madame, vous pouvez avoir un enfant par insémination artificielle avec donneur, ce sera beaucoup moins cher et beaucoup moins traumatisant – il y a de plus en plus de preuves que les traitements pour la grossesse ont des séquelles à long terme pour le corps de la femme. La femme est en bonne santé, elle va recevoir un traitement médical lourd pour quelque chose qui s’appelle « infertilité du couple » ; on crée un patient bicéphale dont une partie, la partie mâle, est malade, donc on soigne l’autre partie, qui est la femme ; évidemment on peut dire : la femme veut avoir l’enfant biologique de l’homme avec lequel elle est, c’est parfaitement légitime, mais est-ce que l’argument ici est moins valable, dans ce cas, pour que l’Etat, la collectivité aide ce couple à avoir un enfant biologique, que dans le cas d’une femme qui a 43 ans et qui a trouvé le grand amour de sa vie, qui veut absolument avoir un enfant et qui n’a plus d’ovocytes fonctionnels ? Est-ce que dans ce cas-là c’est moins légitime ? Donc, effectivement, je pense que cela se discute, mais la manière dont c’est fixé par la loi est telle qu’une femme en âge de procréer, c’est une femme de moins de 40 ou 42 ans, tandis que l’homme en âge de procréer c’est un homme sans aucune limite d’âge. Tout homme est en âge de procréer. Donc ce qui fait que la loi et la structure médicale rendent permanente une chose de sens commun, que tout le monde sait, à savoir que les femmes vieillissent plus vite, perdent leur fertilité plus vite, que les femmes vieillissantes sont stériles biologiquement mais aussi, par ricochet, symboliquement, que les hommes sont toujours fertiles, et que ceux qui ont un certain capital social et culturel, de l’autorité, etc., peuvent généralement avoir accès à des femmes plus jeunes, donc c’est la fertilité symbolique qui se concrétise aussi en fertilité réelle, et renforce le principe d’asymétrie ; même s’il y a des exceptions on sait bien que statistiquement, il y a moins de femmes âgées qui ont accès à des hommes plus jeunes que l’inverse – à condition bien sûr que ces hommes aient un capital social.

5 Irène Jami : L’un des chapitres de L’Emprise du genre revient sur la logique qui a mené à sexualiser les hormones et à en faire des agents de production du genre…

Ilana Löwy : Ce sont les travaux de Nelly Oudshoorn. La logique de la sexualisation des hormones n’a pas eu grand chose de biologique mais beaucoup de social. Les hormones dites masculines et féminines sont en fait des molécules de croissance polyvalentes qu’on pouvait requalifier de manière diverse et variée, mais qu’il n’y avait aucune raison de qualifier de masculines ou de féminines, et j’explique dans un développement historique pourquoi on a sexualisé ces molécules. Par ailleurs, tout le discours autour du développement du traitement hormonal de la ménopause a contribué à construire une représentation qu’on pourrait résumer ainsi : les femmes ont des hormones, les hommes n’en ont pas. Bien sûr, ils ont de la testostérone, supposée responsable de leur agressivité, leur intelligence, leur énergie, du fait qu’ils soient des battants. (Soit dit en passant, qu’il y ait un rapport entre le niveau de testostérone et une seule de ces qualités attribuées aux hommes n’a jamais été prouvé nulle part). Mais les hommes ne sont pas représentés en esclaves de leurs hormones. Ils ont de la testostérone en permanence, ce qui leur vaut des qualités supérieures à celles des femmes, notamment comme chefs d’entreprise, pour les fonctions dirigeantes, les prises de décision. Les femmes en revanche, sont soumises aux rythmes de leurs hormones, sont cycliques, et les hormones sont à l’origine de leur instabilité, de leurs problèmes divers et variés. Avant, c’étaient les organes reproducteurs, l’utérus, les organes sexuels des femmes qui affaiblissaient leurs cerveaux, mais depuis le XXe siècle ce sont les hormones. Et lorsqu’elles perdent ces hormones, à la ménopause, elles deviennent quelque chose de bizarre, d’asexué, d’inférieur ; il faut donc traiter ce défaut pour en faire à nouveau des êtres humains à part entière, avec leurs hormones. On ne vérifie jamais le niveau de testostérone chez les hommes pour savoir s’il faut le booster – d’où cette boutade : les hommes « n’ont pas d’hormones » - tandis que la médecine s’occupe constamment du niveau des hormones féminines et que les femmes l’ont elles-mêmes intégré : elles savent bien qu’elles changent aux différents stades du cycle hormonal, lors des différents moments de la vie, et elles identifient et attribuent elles-mêmes énormément des changements de leur vie à leurs hormones.

6 Irène Jami : Est-ce que le constat qui fait l’objet du livre – on a cru que la hiérarchie entre masculin et féminin allait disparaître, il faut constater qu’elle s’est seulement déplacée, reconstituée sur d’autres bases – implique un bilan critique du féminisme de la deuxième vague ?

Ilana Löwy : Je me définis comme féministe et cela m’a permis d’avancer sur beaucoup de questions. Une chose très importante à mettre au crédit du féminisme qui s’est développé à partir de la fin des années 60 est la naissance des études féministes. Il y avait beaucoup de féminismes, de féministes, mais cette idée qu’on peut réfléchir collectivement, et projeter l’éclairage du genre dans beaucoup de domaines, est un acquis très important du mouvement féministe, pas seulement universitaire d’ailleurs, une pensée collective politique, une pensée collective à l’intérieur du mouvement syndical, une pensée collective tiers-mondiste, qui fait entrer l’éclairage du genre, et permet de penser. Mais l’acquis du féminisme est précaire ; il y a un pouvoir de récupération extraordinaire de la société. Françoise Héritier dit que dans toutes les sociétés connues, le masculin prime sur le féminin, d’une certaine manière c’est vrai : dans toutes les sociétés connues, il y a deux genres, il y a une séparation entre le masculin et le féminin et le masculin est construit comme supérieur au féminin. Ce qu’on prend pour effectuer cette construction n’est pas très important ; ce qui est important c’est qu’on la construit hiérarchiquement ; cela veut dire qu’on peut détruire une chose et la remplacer par une autre ; et l’un des exemples que je donne – je ne suis pas la seule, beaucoup de féministes ont dit la même chose – c’est la récupération par la consommation. Pour moi, cela s’incarne dans le slogan de l’Oréal : « Parce que je le vaux bien » ; cela veut dire que l’on transforme quelque chose qui est issu du féminisme : le droit à la reconnaissance pour les femmes, le droit d’avoir sa propre valeur, et aussi le fait que les femmes travaillent et ont du pouvoir économique, ce qui n’est pas une petite chose, et on leur explique que cet argent, elles vont pouvoir l’investir en elles-mêmes, en quoi ? En produits cosmétiques pour se rendre belles selon des critères qui sont soi-disant les leurs, mais en réalité les critères qui reproduisent les différences sexuées qui font que les femmes doivent se faire belles pour l’homme ou pour elles-même, donc pour l’homme dans leur tête. Donc, dans une large mesure, on utilise un acquis du féminisme pour le transformer en instrument d’assujettissement. Je pense qu’il y a de nombreux exemples de cette récupération. Certaines féministes veulent que la femme fasse tout, soit intelligente, belle, sociable et disponible pour le care, excellente professionnelle et excellente mère, et disent : c’est très bien aujourd’hui, les femmes sont de grandes battantes et réussissent tout ; on a pour exemples, des femmes extrêmement dynamiques, qui réussissent tout, font des carrières brillantes, sont mères, sont très belles, font tout ce qu’il faut, donc cela veut dire que les femmes peuvent le faire. Evidemment, comme toujours les exigences à l’égard des femmes sont beaucoup plus lourdes qu’à l’égard des hommes. Les femmes qui font une double journée de travail n’ont pas autant de disponibilité que les hommes pour faire d’autres choses ; donc dire que les femmes peuvent tout faire, c’est d’une certaine manière leur rendre un très mauvais service, leur poser des standards impossibles à satisfaire et les culpabiliser encore plus parce qu’elles n’y arrivent pas, pour de nombreuses raisons.

7 Irène Jami : Le premier chapitre fait un parallèle, inspiré de ton expérience d’enfant, entre la position de femme dans les sociétés contemporaines, et la judéité en Pologne ; je trouve cela intéressant parce que dans les deux cas, il y a l’intériorisation de l’infériorité, de la non-conformité, voire de l’ignominie, et aussi, pour les juifs communistes, la négation de la discrimination, de l’identité pour pouvoir faire partie de la communauté. Mais je ne suis pas tout à fait convaincue par le parallèle : d’abord parce que les femmes ne sont pas une minorité, et ensuite, parce qu’il n’est pas question d’envisager, comme les antisémites l’ont fait pour les juifs, de les faire complètement disparaître, puisqu’on ne peut pas imaginer se passer de leur travail.

Ilana Löwy : C’est une démarche complètement personnelle. Je suis d’accord : l’oppression des Juifs n’est pas du tout la même que celle des femmes ; de même que diffèrent l’oppression de classe et celle de genre, l’oppression des noirs et celle des homosexuels ; je pense qu’il y a une vraie spécificité, absolue, totalement irréductible, à chacune de ces oppressions ; il peut y avoir des résonances, mais on ne peut pas traduire l’une par l’autre. Deux livres récents que je recommande, reviennent sur cette question des Juifs polonais : Agata Tuczinska, Une histoire familiale de la peur, et The Fear, de Ian Tomasz Grosz. Ce n’est pas un hasard si ces deux histoires de Juifs en Pologne après la guerre, portent le mot « peur » dans leur titre. Parce que c’est vraiment l’internalisation du sentiment d’infériorité et de crainte que l’on ne découvre cette infériorité. Grosz parle d’une peur tout à fait physique : il parle de pogroms, mais il y a aussi des histoires très complexes de rapports Polonais-Juifs à cause de ce qui s’est passé pendant et tout de suite après la guerre, et il y a effectivement la résonance de l’articulation d’une identité qui est niée et à la fois indicible, et extrêmement forte, et qui d’une certaine façon colore le reste. Ce que je voulais expliquer, depuis ma position à moi, c’est que d’une part, être juif dans cette situation de Juif polonais, à la fois les Juifs savaient très bien, ils étaient parfaitement convaincus que tous les êtres humains sont égaux, et d’autre part ils intériorisaient le sentiment qu’être juif est quelque chose avec quoi on n’est pas à l’aise, que quelque part on n’est pas égal du tout ; et je pense que là se situe le parallèle avec la situation des femmes dans les sociétés occidentales : d’une part les femmes sont intimement convaincues qu’elles sont égales, mais d’autre part il y a toujours quelque part le sentiment que la hiérarchie existe, qu’elle n’est pas en faveur de la femme, qu’il y a une supériorité masculine innée, et l’on est sans cesse confrontées à ce double discours, qui dit : « oui, vous êtes égales » et « oui, vous êtes inégales – vous devez vous consacrer davantage au care, donner plus de soins à votre corps, être davantage soumise au regard des autres » - et ce que j’essaie de montrer dans mon livre, c’est comment s’articule ce double discours. C’est la coexistence des deux qui crée le malaise et qui aide à maintenir la hiérarchie de genre.

8 Irène Jami : Est-ce que c’est différent pour les femmes qui ont aujourd’hui entre vingt et trente ans ? Est-ce que le fait d’avoir grandi dans des situations où l’égalité formelle, légale, était acquise à peu de chose près, fait une différence ?

Ilana Löwy : Je ne pourrais pas le dire, j’aimerais bien le savoir. On nous dit que les jeunes femmes ne sont pas féministes, mais considèrent comme totalement naturelle l’égalité des droits. Je pense que c’est à la fois vrai et faux. Je vais donner deux exemples. Le premier paraît superficiel : si je regarde les magazines féminins, j’apprends que cette année, il est obligatoire de porter des talons de plus de 12 cm. Je suis assez âgée pour me souvenir que les féministes se sont battues contre les talons de 12 cm. Les femmes seraient donc suffisamment libérées pour se permettre des talons de 12 cm ? Mais comme les hommes, eux, n’ont pas à courir après leur bus sur des talons de 12 cm, cela me pose quand même des problèmes. Un autre exemple qui m’a frappée est tiré d’une étude réalisée par une sociologue australienne et parue cette année sur les rapports de violence dans les couples hétérosexuels, parmi de jeunes femmes australiennes (Donna Chung, « Violence, control, romance and gender equality : Young Women and heterosexual relationships », Women’s Studies International Forum, 2005, 28 : p. 445-455). Une certaine proportion de jeunes femmes sont victimes de violences, soit physiques, soit verbales, de la part de leur compagnon ; parmi elles, on rencontre deux types de situations : 1/ La jeune fille est toujours dans le couple où elle subit des violences ; elle veut conserver son couple donc elle ne le reconnaîtra jamais (« il m’a battue une fois, mais c’était un accident ; mais c’était de ma faute ; mais il était vraiment désolé, il s’est beaucoup excusé ») 2/ Elle n’est plus dans le couple, donc elle est prête à dire : « j’étais avec un homme violent, mais c’était parce que j’ai fait un mauvais choix, cela ne m’arrivera plus jamais ». Les sociologues qui ont fait cette enquête sont arrivés à la conclusion paradoxale que c’est à cause de la conviction que l’on est dans une société où les rapports de genre sont égalitaires que la violence peut persister de cette manière : les filles interviewées considèrent toutes que a) elles sont dans des situations d’égalité parfaite et que b) elles sont plus mûres que les hommes, donc détiennent la responsabilité du bien-être émotionnel du couple, et que donc si quelque chose ne va pas, c’est forcément de leur faute. A cause de leur conviction absolue d’être égales, elles se laissent toujours manipuler ; la seule autre façon de l’expliquer c’est : on est dans une société dans laquelle la violence masculine est toujours un problème ; quand on parle de violence, dans la presse par exemple, on ne mentionne jamais que les actes de violences sont très rarement le fait de filles – cela ne veut pas dire que la violence des filles n’existe pas, mais elle prend d’autres formes, mais comme on ne considère pas la violence masculine comme un problème de société – parce que les filles ne peuvent pas dire qu’elles sont inférieures aux garçons, on la prend comme un problème individuel puisque les filles sont égales aux garçons et plus mûres. C’est un bel exemple qui montre comment l’impression d’être égales peut avoir des effets pervers. C’est générateur de culpabilité et cela paralyse l’action collective, ici contre la violence masculine.


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