1968 au Japon et Zengakuren

mardi 6 février 2024.
 

- A) Le Japon connaît de 1945 à 1968 un bouleversement social considérable

- B) Zengakuren : du syndicat étudiant au mouvement révolutionnaire

- C) Zengakuren et guerre du Vietnam : la bataille de l’aéroport de Haneda (8 octobre 1967)

- D) La manifestation du 19 janvier et le long 1968 japonais

- E) La fin du mouvement de masse, de l’émeute de Shinjuku aux combats de la tour Yasuda

- 8 octobre 1967 : bataille de l’aéroport de Haneda
- 19 janvier 1968 : manifestation face au porte-avions US Enterprise
- 21 Octobre 1968 : émeute de Shinjuku

A) Le Japon connaît de 1945 à 1968 un bouleversement social considérable

Le Japon a connu une histoire très particulière avec une forme de société féodale et un isolationnisme systématique vis à vis des puissances colonialistes jusqu’en 1868. Contrairement à bien d’autres civilisations qui ont subi le joug impérialiste du milieu du 19ème au milieu du 20ème, le Japon s’est lancé dans une logique de puissance régionale et d’expansion militaire (guerres contre la Chine en 1895 puis la Russie en 1905, annexions de la Corée en 1910 puis de la Mandchourie en 1931, enfin de tout le Nord de la Chine). De 1941 à 1945, l’empire du Soleil levant combat aux côtés des pays fascistes européens.

Après l’explosion des deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, le Japon reste sous la tutelle des États-Unis jusqu’en 1951.

Durant les années 1950 et 1960, le pays connaît un miracle économique qui bouleverse sa société.

En 1945, le Japon était encore un pays rural avec seulement 28% de la population résidant en milieu urbain ; en 1970, ce pourcentage atteint 72%.

Cette nouvelle population des villes est nécessairement jeune (42% ont entre 15 et 34ans, 47% à Tokyo). De plus, il s’agit d’une jeunesse éduquée, la massification de l’enseignement supérieur au Japon ayant devancé l’Europe. Ces deux éléments doivent être pris en compte pour comprendre l’impact du mouvement jeune des années 1960 dans les métropoles.

B) Zengakuren : du syndicat étudiant au mouvement révolutionnaire

La Zengakuren (Fédération japonaise des associations étudiantes autogérées) a été créée en 1948 sur des objectifs syndicaux (amélioration des conditions de vie pour les étudiants, accès à l’école pour tous, démocratisation des institutions scolaires, défense des conditions de vie pour les professeurs et le personnel administratif...) et plus directement politiques (défense de la paix et de la démocratie). Durant ses premières années, le Parti Communiste japonais pèse largement dans l’orientation, les liens internationaux et le choix des directions étudiantes.

Dès ses débuts, elle se fait connaître par sa capacité d’action dure, en soutien du mouvement ouvrier. Ainsi, 1er mai 1952, elle attaque la résidence du Premier ministre ; des véhicules de l’armée américaine d’occupation sont incendiés. Les USA réagissent par des « purges rouges » dans tous les secteurs et notamment dans les universités.

Dans les années 1950 et 1960, la Zengakuren :

* se transforme de plus en plus en une organisation de masse du milieu étudiant japonais (en 1968, 140 000 d’entre eux soit 61%) dont sont membres diverses associations étudiantes

* intervient de plus en plus sur les questions politiques et glisse de plus en plus vers la gauche et l’extrême gauche

En 1965, la Zengakuren apparaît comme l’avant-garde mondiale de la contestation jeune et du mouvement révolutionnaire. Ainsi, la célèbre brochure française De la misère en milieu étudiant (1966) affirme « Cette formation en est déjà à se poser le problème de l’organisation révolutionnaire. Elle combat simultanément et sans illusions, le capitalisme à l’Ouest et la bureaucratie des pays dits socialistes. Elle groupe déjà quelques milliers d’étudiants et d’ouvriers organisés sur une base démocratique et anti-hiérarchique, sur la participation de tous les membres à toutes les tâches de l’organisation. Elle est actuellement la plus importante formation révolutionnaire du monde et doit être d’ores et déjà un des pôles de discussion et de rassemblement de la nouvelle critique révolutionnaire prolétarienne dans le monde. »

La politisation de la Zengakuren ne nuit pas à sa représentativité du milieu étudiant mais pèse dans le sens d’une cartellisation entre forces concurrentes.

Pourquoi donc, ce Japon de tradition militariste et nationaliste a-t-il ainsi produit une jeunesse anti-capitaliste, anti-impérialiste et anti-stalinienne ? Parmi les explications données, quatre paraissent indiscutables :

- à partir de 1955, le "parti libéral-démocrate" au pouvoir scelle l’alliance des forces conservatrices nationalistes héritées du passé impérial, du patronat et des autorités américaines. D’ex dirigeants fascistes accusés de crimes de guerre sont libérés pour fonder ce parti de droite. L’opposition de gauche politicienne, essentiellement électoraliste, laisse rapidement apparaître ses limites face à un système politique cadenassé. Ainsi, en 1958, lorsque ce parti veut rendre à la police son rôle dictatorial d’avant-guerre, un front d’opposition très large se crée avec la Zengakuren comme force la plus active et la plus reconnue.

- la massification de l’accès à l’enseignement supérieur a fourni au pays un nombre de diplômés très supérieur à celui des emplois de cadre correspondants.

- l’urbanisation très rapide a coupé une grande partie de la jeunesse de ses liens familiaux, de ses communautés d’origine et des affiliations politiques traditionnelles (partis libéral-démocrate, communiste, socialiste et social-démocrate).

- le mouvement ouvrier a connu une période combative de 1959 à 1965 mais a subi aussi des défaites importantes, en particulier la célèbre grève des mineurs de Miike, dans le sud. Plusieurs syndicalistes sont assassinés au sabre par des yakuza utilisés comme briseurs de grève par le patronat ; la grève tient 12 mois puis s’évapore. La centrale Dômei majoritaire dans les années 1968 est bien plus accommodante avec le patronat et le pouvoir que son adversaire précédemment majoritaire, la centrale Sôhyô. La combativité ouvrière restant forte dans certains secteurs est polarisée par le mouvement jeune mais ne débouche pas sur une grève générale

- la jeunesse des années 1960 se politise principalement en réaction à la domination économico-politique et aux guerres menées par l’impérialisme américain. Or, les Japonais sont les premiers concernés par la tutelle américaine avec en particulier la renégociation du traité de sécurité mutuelle et de collaboration (signé en 1960 et qui voit les premières manifestations violentes des Zengakuren), la question de la souveraineté sur l’archipel d’Okinawa, le rôle militaire du Japon comme relai vers le Vietnam (base arrière des troupes, escale pour les bateaux et surtout pour les avions bombardiers).

C) Zengakuren et guerre du Vietnam : la bataille de l’aéroport de Haneda (8 octobre 1967)

Durant la guerre du Vietnam, les Etats Unis utilisent donc le Japon comme base arrière pour leur marine, leur aviation, leur logistique avec leurs propres bases militaires. Aussi ce pays sera l’un des points sensibles essentiels du combat mondial qui se déroule autour de cette guerre entre d’une part pacifistes et internationalistes, d’autre part les faucons des intérêts US appuyés par leurs alliés de l’OTAN.

La montée en puissance du mouvement étudiant japonais ne suit pas une courbe ascendante. Les manifestations des Zengakuren restent peu nombreuses jusqu’en 1967.

Soudain, les affrontements du 8 octobre 1967 mettent le feu parmi la masse des jeunes. Ce jour-là, le premier ministre Satô Eisaku doit prendre un avion dans l’aéroport de Haneda pour rejoindre Saïgon, capitale du Vietnam du Sud tenu par les USA. Les Zengakuren casqués et armés de grands bâtons décident de l’en empêcher en bloquant les accès. La police anti-émeute est lancée par le gouvernement avec un matériel et des consignes relevant presque de la guerre. La police réussit à dégager la place pour l’embarquement du premier ministre au prix de 600 blessés. Un étudiant est mort, les blessés des Zengakuren sont soignés par leurs équipes pour éviter qu’ils tombent entre les mains des autorités, une centaine est cependant dirigée vers les hôpitaux.

Le courant le plus influent dans la lutte japonaise contre la guerre du Vietnam, est celui des Sampa Rengo (alliance de groupes trotskistes) qui représente environ 20% du milieu étudiant japonais. Il se divise lui-même en quatre fractions qui manifestent sous leurs propres couleurs :

* Chukaku : casque blanc

* Shaghakudo : casque rouge

* Shaseido : casque bleu

* Kakumaru : casque blanc orné d’un Z

Personne ne peut comprendre aujourd’hui la combativité des manifestations étudiantes de l’époque s’il n’est pas au courant de la guerre ignoble imposée alors par les USA au Vietnam, guerre pour laquelle notre site a mis en ligne quelques articles :

16 mars 1968 : Le massacre de My Lai ( un Oradour sur Glane perpétré par les USA)

Force Tigre de la 101ème division américaine sur les hauts plateaux vietnamiens de Quang Ngai du 11 au 19 novembre 1967 : aussi atroce que les SS nazis

L’effet de l’Agent orange au Viêt Nam et les conséquences

D) La manifestation du 19 janvier et le long 1968 japonais

Le 19 janvier 1968, l’immense vaisseau américain au nom symbolique US Enterprise fait escale dans le port de Tokyo.

La Zengakuren marche vers le port avec l’ordonnancement que les télés ont bien rendu : lignes serrées, casques, longues barres...

La bagarre fait rage face aux forces de police. Finalement, les jeunes parviennent jusque sur le quai, face au porte-avions. Ils expliquent le sens de leur manifestation et appellent les matelots à la désertion.

De là, l’énorme manifestation casquée marche sur le ministère japonais des Affaires étrangères, l’atteint, brise des fenêtres, pénètre dans le bâtiment.

Cette première manifestation de la jeunesse ayant un impact mondial inaugurait une année 1968 qui n’allait pas manquer de surprendre le vieux monde.

Comme ailleurs, la répression gouvernementale déclenche les premiers réflexes de solidarité dans la jeunesse. Une réforme prétend obliger les étudiants en médecine à travailler deux années gratuitement à l’hôpital. Bientôt 900 étudiants et étudiantes de l’université Tôdai forment un comité de lutte (kyôtô). Le 27 janvier 1968 celui-ci vote la grève illimitée et le boycott des examens. Les autorités, qui ne veulent pas se laisser déborder, répondent par l’expulsion de 14 étudiants. La solidarité des autres étudiants s’en trouve multipliée.

Dans l’ambiance des occupations de facultés et lycées sur tous les continents au printemps 1968, les jeunes Japonais ne sont pas en reste. D’autant plus que le cursus scolaire coûte cher et qu’éclate le 15 avril 1968 un scandale révélant le détournement de 2 milliards de yen par l’administration de l’Université Nihon (Nichidai). En mai la température monte ; en juin les étudiants commencent par prendre le contrôle total de la plus prestigieuse et plus grande institution d’enseignement supérieur du pays : l’université Nihon de Tokyo citée précédemment. Les services d’ordre casqués tiennent le grand hall d’entrée et tous les bâtiments avec des barricades de plus en plus sophistiquées. Croyant en finir ainsi, le gouvernement lance 1 200 policiers du Kidotai (unité anti-émeute) pour dégager les étudiants occupants.

Rapidement, des milliers d’autres établissements secondaires et universitaires entrent dans la lutte suivant cet exemple en mettant en avant deux grands mots d’ordre :

- contre l’augmentation des frais d’inscription. En effet, la plupart des facultés sont privées et facturent des frais considérables pour des jeunes issus de milieux populaires.

- pour la démocratisation des instances universitaires.

Derrière ces revendications de type syndical, le mouvement de 1968 japonais connaît comme ailleurs une remise en cause générale des idées, des valeurs, de la société capitaliste et du projet historique de l’humanité.

E) La fin du mouvement de masse, de l’émeute de Shinjuku aux combats de la tour Yasuda

Notons parmi les particularités du mouvement japonais :

- la puissance militaire des groupes Zengakuren, leurs objectifs ambitieux et un impact significatif sur les partis de gauche traditionnels. Une scission gauche des jeunesses communistes évolue vers la lutte armée et participera à la création de l’Armée rouge unifiée.

- la participation de centaines de milliers d’ouvriers à certaines initiatives dures. Pour l’anniversaire des combats de Haneda, environ 800000 ouvriers tiennent la rue avec les étudiants.

- l’engagement violent de populations non scolarisées est symbolisée par l’émeute de Shinjuku. Le 21 Octobre 1968 (Journée Internationale Contre la Guerre) des milliers de jeunes mais surtout d’ouvriers, techniciens, petits commerçants manifestent contre le réapprovisionnement en essence des avions américains à la base aérienne de Yokota. Ils occupent une gare très importante de Tokyo, celle de Shinjuku, y mettent le feu et résistent toute la nuit face à la police jusque vers cinq heures du matin. Le Ministère de la Défense est assiégé par le Syndicat des Etudiants Socialistes (branche Zengakuren). Le Parlement, l’ambassade américaine et le siège de la police sont également attaqués pendant trois jours.

Durant la fin de l’année 1968 et toute l’année 1969, la mobilisation se maintient à un haut niveau mais deux phénomènes l’affaiblissent :

- la cartellisation de la Zengakuren entre factions rivales, chacune occupant à présent un bâtiment différent dans chaque faculté

- l’alliance fréquente du réseau PCJ avec les administrations face aux "gauchistes.

L’assaut par la police de la tour Yasuda le 19 janvier 1969 marque un tournant vers la fin du mouvement.

Le gouvernement lance 8000 policiers soutenus par des hélicoptères et autres engins pour reprendre cette tour symbole. Le combat est violent et les étudiants se défendent énergiquement avant d’être délogés et de voir l’université mise au pas.

https://www.youtube.com/watch?v=3it...

L’année 1969 compte encore 152 mouvements de grève dans les facultés. La police anti-émeute intervint à 873 reprises. Surtout, une loi extrêmement répressive fut votée ( 17 août 1969) réprimant l’agitation universitaire, rendant la lutte difficile et marginalisant la frange la plus combative.

Sur le fond, il est évident que le mouvement s’est heurté à l’absence de débouché politique national.

Les soubresauts de la fin du mouvement dans le cadre de la Faction Armée Rouge Unifiée demanderait un autre article.

Jacques Serieys le 19 janvier 2009

Quelques manifestations des Zengakuren en video

https://www.youtube.com/watch?v=IXJ...

Sitographie complémentaire

https://www.persee.fr/doc/homso_001...

https://www.cineclubdecaen.com/real...

http://dossiers-bibliotheque.scienc...


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