Jean de La Fontaine, poète engagé et libre, poète du peuple

lundi 29 avril 2024.
 

1) Introduction

2) Jeunesse et engagement de La Fontaine : les Chevaliers de la Table Ronde.

3) Le milieu protestant cultivé, libre et critique comme cadre de vie pour le poète

4) La Fronde et son influence sur les écrivains du 17ème siècle

5) La Fontaine, homme de théâtre : L’Eunuque

6) L’engagement de La Fontaine contre l’écrasement et l’emprisonnement de Fouquet

7) La Fontaine, opposant politique : L’innocence persécutée

8) La Fontaine n’était pas un courtisan

9) Des contes succulents

10) Les Fables sont très critiques vis à vis des monarques et de leurs grands serviteurs

11) Les Fables sont très critiques vis à vis de la Cour

12) La Fontaine, un poète engagé qui cache ses réflexions politiques, morales et philosophiques sous des récits simplistes

13) La Fontaine, un poète qui parle du peuple

14) La Fontaine, poète engagé, d’après TDC, revue pédagogique officielle de l’Education Nationale

15) La Fontaine, le droit et la justice

16) La Fontaine, une éternelle jeunesse en quête d’amour et de liberté

17) La Fontaine, un auteur "classique" ?

18) La Fontaine vu par ses contemporains et par la postérité

Pierre Corneille : Politique et amour

Molière : la comédie et le rire comme progrès humain

Classicisme et auteurs classiques. Contradictions insolubles

Un fabuleux repas de fête avec Jean de La Fontaine (entrée, viande, gibier, poisson)

1) Introduction

Ce titre "Jean de La Fontaine, poète engagé, libre et libertin" se veut volontairement provocateur. De 1880 à 1995 environ, La Fontaine bénéficia d’une grande considération de la part de la littérature humaniste, de l’Ecole laïque et de la gauche. En 1936, Giraudoux affirmait que ce poète avait anticipé le Front Populaire. Mai 68 en fit un hédoniste avant l’heure !

La culture républicaine française portée par l’institution scolaire valorisait des auteurs caractéristiques d’une " littérature qui entraîne l’homme vers l’amélioration de la condition des hommes et vers l’humanité", littérature pour laquelle "Ecrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté" (Sartre) : D’Aubigné, Rabelais, Marot, La Boétie, Théophile de Viau, Gassendi, La Fontaine, Molière, Meslier, Voltaire, Diderot, Rousseau, Beaumarchais, Condorcet, Dumas, Hugo, Sue, Sand, Zola, Baudelaire, Vallès, Rimbaud, Barbusse, Breton, Desnos, Péret, Vian, Camus, Eluard, Fanon, Sartre, Beauvoir, Aragon, Césaire, Prévert... Même Villon, Montaigne, Régnier, Corneille, Racine, La Bruyère, Fontenelle, Montesquieu, Flaubert, Balzac, Malraux et d’autres ne manquaient pas d’intérêt dans cette histoire.

L’essayiste allemand Robert Curtius a bien compris la fonction de la littérature dans le combat idéologique républicain en écrivant qu’en France la littérature a été élevée au rang d’une religion.

Nous serions-nous trompés en glissant La Fontaine au coeur de cette littérature française engagée sur le terrain des idées ? Voilà la question à laquelle cet article essaie d’apporter une réponse.

Depuis plusieurs années, les milieux libéraux conservateurs imposent peu à peu une rupture avec la culture littéraire française. Les nouveaux manuels scolaires en apportent chaque année la preuve. Celui édité par Hatier pour les classes de Seconde (Terres littéraires), sous la direction de quatre agrégés, cite 87 auteurs parmi lesquels La Fontaine brille par son absence (lui ont été préférés Laure Adler, Elisabeth Badinter, Pascal Quignard...). Généralement, les pages le concernant sont traitées avec une grande désinvolture La Fontaine dans les manuels scolaires : des biographies discutables.

Le génial fabuliste, objet de cet article, se voit souvent banalisé parmi les courtisans de Louis XIV au sein du classicisme posé comme "le" mouvement culturel du 17è oubliant le contexte baroque européen, les baroques français, les précieux, les libertins, les dévots, les mondains ainsi que l’interaction entre ces courants, l’évolution personnelle de chaque écrivain.

Une telle régression que l’on retrouve aussi en Histoire peut s’expliquer par plusieurs raisons. Je n’en citerai que deux ici :

* La vague idéologique libérale a évidemment touché les lettres comme le reste. Ainsi, dans son Histoire de la littérature française, Xavier Darcos n’accorde qu’une petite notice à Jean de La Fontaine avec quelques attaques : "tempérament un peu désinvolte et inconstant", "vrai mondain", "les recueils des fables illustrent la même versatilité"...

* La plupart des articles du numérique font perdre à La Fontaine toute saveur. Tel est le cas par exemple de Wikipedia, première occurrence sur le net.

Cette évolution conservatrice se heurte évidemment au substrat de notre histoire littéraire ; aussi, de nombreux livres, articles, périodiques continuent à valoriser en La Fontaine un grand poète et un intellectuel engagé. A mon avis, il constitue effectivement un maillon important dans le processus d’autonomisation des milieux culturels français vis à vis de l’Eglise catholique entre humanisme du 16è et Lumières du 18è.

A l’échelle de l’histoire, le 17ème représente un siècle de bouleversement de l’Europe avec son développement économique pré-capitaliste, l’affaiblissement des classes privilégiées féodales, la Guerre de Trente ans et la perte du monopole idéologique du Vatican sur les Etats, les révolutions hollandaises et anglaises, l’indépendance de la Suisse, parmi les scientifiques Kepler, Galilée et Newton, parmi les philosophes Grotius, Spinoza, Hobbes et Locke. L’absolutisme n’est qu’une réponse politique à cette situation de bouleversement économique, social et idéologique ; il provoque des résistances dont celle, tout à fait caractéristique, de La Fontaine.

Que le lecteur de cet article ne soit pas surpris par la présence d’un grand nombre de citations ; d’une part, je dois me référer au texte de La Fontaine, d’autre part je tiens à prouver que la connaissance de son engagement politique représente une constante dans l’histoire littéraire française.

2) Jeunesse et engagement de La Fontaine : les Chevaliers de la Table Ronde.

Né le 8 juillet 1621 d’une mère veuve d’un commerçant aisé et d’un père Maître des Eaux et forêts, Jean de La Fontaine suit des études solides à Château-Thierry. Vers 1635, ses parents l’inscrivent dans un collège parisien avant d’engager des études de prêtrise (rapidement abandonnées au bout d’une année) puis de droit.

Installé seul à Paris, il participe au cercle des Chevaliers de la Table Ronde avec d’autres jeunes : François de Maucroix, François Cassandre, Antoine Furetière (un précurseur des Lumières), Antoine Rambouillet de la Sablière, François Charpentier... puis Paul Pellisson. Des membres de l’Académie française s’associent à leurs activités littéraires, à leur découverte des grands poètes et philosophes de l’Antiquité, de la Renaissance... L’animateur du groupe se nomme Gédéon Tallemant des Réaux, un protestant dont les Historiettes prouvent une totale autonomie de pensée et d’écriture vis-à-vis des Grands et de l’Eglise ( voir les amours du cardinal de Richelieu ou de Louis XIII) ; voici par exemple une phrase concernant le roi « Il était un peu cruel comme sont la plupart des sournois et des gens qui n’ont guère de cœur ».

Ce groupe de la Table Ronde "bientôt devenu une petite académie où l’on s’exerce en commun, en atelier... a beaucoup compté pour La Fontaine ... qui lui a emprunté de nombreux ingrédients fondus plus tard dans son propre alambic de poète, de peintre et de musicien virtuose... L’Académie de la Table Ronde a bien été le principal milieu nutritif du génie de La Fontaine dans les "années profondes" de sa jeunesse... C’est lui finalement qui a tenu le plus loyalement toutes les promesses de leur jeunesse commune" (Marc Fumaroli).

Ce terreau littéraire constitué par la Table Ronde n’aurait pu faire éclore un talent comme celui de La Fontaine hors du cadre prégnant de Paris "La capitale lui apprit aussi très tôt... que l’exercice rigoureux de la poésie exige une conscience politique supérieure à celle dont se contente le banal arrivisme littéraire et social".

Parmi les principaux ingrédients glanés par La Fontaine au sein des Chevaliers de la Table Ronde et dont il tiendra les promesses, nous pouvons à coup sûr pointer :

* l’héritage de la Renaissance italienne et française

* Une grande curiosité artistique et une culture encyclopédique. N’oublions que La Fontaine est connu à l’époque comme poète mais aussi peintre et musicien.

* la vocation de liberté de l’homme de lettres vis à vis du pouvoir politique et des potentats, son obligation d’autonomie morale et d’engagement dans la société

* une filiation philosophique au sein du courant épicurien par Epicure, Lucien, Lucrèce, Horace, plaçant l’amour au coeur de la vie des hommes et de leurs passions "Cette Vénus de Lucrèce, cette source d’amour qui se mêle à toutes choses"

3) Le milieu protestant cultivé, libre et critique comme cadre de vie pour le poète

Depuis 1618, l’Europe est dévastée par la Guerre de Trente Ans qui voit s’affronter d’un côté le camp du catholicisme autour des Habsbourg (Autriche, Espagne, Naples...) et du pape, de l’autre les protestants (Allemagne du Nord, Suède, Danemark). Louis XIII, Richelieu puis Mazarin estiment les Habsbourg plus dangereux pour le pays que les protestants ; aussi, au nom de la raison d’Etat, ils aident financièrement puis militairement ces derniers au delà des frontières. Des protestants français brillent sur les champs de bataille (Henri de Rohan, Turenne...) de toute l’Europe, ce qui leur vaut une popularité indiscutable dans le pays. Des banquiers protestants contribuent largement à financer les armées engagées face aux Habsbourg.

Le champ politique français est alors très complexe avec une force puissante autour du Roi et deux camps très opposés :

* le "parti dévôt" (jésuites, la reine Anne d’Autriche, de grands seigneurs...) favorable à l’alliance avec les Habsbourg dans la guerre en cours,

* les protestants, engagés avec le Roi de France dans la guerre européenne mais furieux de l’oppression de plus en plus nette imposée à leurs coreligionnaires dans le pays.

La Fontaine se lie très tôt à ce milieu protestant dont Marc Fumaroli a dressé un juste portrait "Ces huguenots qu’a aimés La Fontaine et qui l’ont aimé, sont avant tout... des fils de la Renaissance, des enfants de Rabelais et de Marot... Leur antipapisme repose avant tout sur un principe de liberté... Aussi s’allient-ils volontiers, par mariage, alliance d’affaires et goût artistique, aux catholiques à la Montaigne, qui bravant la censure de leur propre clergé, au risque d’être traités de libertins, restent eux aussi fidèles aux bonnes Lettres, au gai savoir de la Renaissance". De son arrivée à Paris jusqu’à sa mort, La Fontaine va bénéficier du mécénat, de la table et même du toit de ces familles protestantes aisées, cultivées, antipapistes et critiques vis à vis de l’évolution absolutiste du pays : Tallemant, La Sablière, Hessein, Hervart.

La Fontaine vient d’avoir vingt ans. Qu’est-ce qui l’attire dans ces maisons ? "A la suite des "paladins de la Table Ronde" Rambouillet et des Réaux, il fréquente ces belles demeures où il peut converser avec des académiciens, et se plaire en compagnie des jeunes soeurs et cousines de ses amis, lettrées sans pruderie ni préciosité : nul confesseur ni directeur de conscience ne veille sur leur vertu... Il assiste, dès 1641-1643, à l’essor à Paris d’une génération d’artistes ... grâce au rayonnement de la marquise de Rambouillet." (Marc Fumaroli). Nous connaissons par Tallemant des Réaux la liberté de moeurs qui régnait parmi ces jeunes.

Je crois que l’on peut même aller plus loin que Marc Fumaroli et caractériser certains de ces "salons" comme des lieux de résistance intellectuelle et politique.

Dès l’année suivant son mariage, La Fontaine se voit à nouveau attiré par Paris. Il faut dire que des barricades s’y érigent, qu’une révolution s’y allume et que ses amis de jeunesse s’y enflamment.

4) La Fronde et son importance pour les écrivains du 17ème siècle

En 1648, une révolution populaire éclate à Paris qui se couvre de 1260 barricades fin août autour du Palais Royal. Cette mobilisation populaire est relayée par la Fronde des princes qui va durer jusqu’en 1653.

Cinq éléments permettent de camper le contexte et la nature de ce mouvement social :

* la volonté du pouvoir royal, sorti vainqueur de la guerre, de hâter la mise en place de l’absolutisme en limitant les prérogatives de la noblesse de robe.

* une forte mobilisation sociale, en particulier contre la pression fiscale (30 ans de guerre, prévarications de Mazarin et autres...)

* l’essai par de grands féodaux d’utiliser le mouvement social à leur profit

* une société déstabilisée par trente ans de guerre

* une période européenne de haute combativité populaire

La Fontaine s’engage contre Mazarin et le roi. Le site du Musée Jean de La Fontaine résume ainsi l’épisode « Ayant fait l’erreur de prendre parti contre le roi pendant la Fronde ». Bigre ! Ce n’est pas un péché mortel d’avoir pris parti contre le roi, d’autant plus que les écrivains y tenaient un rôle important y acquérant une culture critique, démocratique, parfois même républicaine (L’Ormée à Bordeaux).

Plus de 4000 textes (mazarinades) sont publiés durant la Fronde. Parmi les nombreux anonymes, je suis persuadé que certains émanent de La Fontaine, habitué de la chose. C’est d’ailleurs la seule explication possible de la protection que quelques grandes familles "frondeuses" continueront à lui assurer jusqu’à sa mort. Quels textes ? Je ne sais. Voici des extraits de deux d’entre eux pour donner un aperçu de leur contenu :

le Catéchisme des courtisans de la cour de Mazarin :

D. Qu’est-ce qu’un jesuite ?

R. Un sage politique qui se sert adroitement de sa religion.

D. Qu’est-ce qu’un roy ?

R. Un homme qui est toujours trompé, un maistre qui ne sait jamais son metier.

D. Qu’est-ce qu’un prince ?

R. Un crime que l’on n’ose punir.

D. Qu’est-ce qu’un financier ?

R. C’est un voleur royal.

D. Qu’est-ce qu’un devot ?

R. Un ermite mondain.

Instruction de la loi mazarine

D. Quel est le signe de Mazarin ?

R. C’est le signe de la croix imprimé sur l’or et sur l’argent.

D. Quelles sont les vertus cardinales ?

R. Quatre, savoir : trahison, ingratitude, insolence et paillardise.

Plutôt que décrire les évènements, très complexes, de la Fronde, il est plus utile à notre argumentation d’insister sur ses conséquences dans l’histoire littéraire française.

Xavier Darcos occulte complètement ce point dans son Histoire littéraire ; l’article de Wikipedia en fait autant. Ce choix par défaut est nouveau.

Voici par exemple le point de vue d’Hippolyte Fortoul, grand critique littéraire du 19è puis ministre de l’Instruction publique (homme que l’on peut classer politiquement à droite) durant le Second Empire.

" Toute la littérature du grand siècle se trempa dans ces orages... La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, était un des héros de la Fronde ; Pascal s’inspira d’elle ; Molière commença pendant qu’elle régnait, et fut bientôt un admirable représentant de son esprit ; Saint-Evremond lui dut son enjouement et son exil ; Bussy Rabutin le feu de son audace ; madame de Sévigné, les grâces vives de sa causerie ; La Fontaine, les libertés et la profondeur de sa raison ; Corneille, qui jusque là avait peint les personnages les plus héroïques de l’antiquité et des temps modernes, apprit d’elle à mettre en scène les intrigues de cour et à développer les discussions politiques ; Boileau lui-même, qui travaillait alors chez maître Patru, frondeur passionné, puisa dans ces troubles un sentiment démocratique qui ne s’effaça jamais entièrement de son âme, et qui produisit l’épître à Dangeau sur la noblesse, œuvre aussi hardie que le Tartufe ; Bossuet put juger pendant ses alternatives du néant de toutes les grandeurs que son éloquente voix accompagna plus tard dans la tombe.

" Ainsi la Fronde fut une excellente école où s’éleva tout ce que le génie de la nation a produit de plus grand et de plus beau. La Fronde ne mourut donc pas ; elle continua à vivre dans la littérature française..."

Louis XIV, Colbert et Séguier pardonneront à ceux qui feront publiquement acte de repentance et de soumission ; La Fontaine ne fera pas partie de ceux-là. Il est vrai qu’il aggravera son cas en défendant son mécène malgré l’acharnement du pouvoir politique contre celui-ci.

5) La Fontaine, homme de théâtre : L’Eunuque

Une fois la période de troubles sociaux et institutionnels passés, La Fontaine conserve ses habitudes parmi les paladins de la Table Ronde et dans les hôtels des grandes familles protestantes. Il participe aussi aux petits groupes proches de Port Royal (abbaye bientôt considérée comme hérétique par l’Eglise) qui se réunissent dans les hôtels de Liancourt, de Nevers et Luynes où sont accueillies les figures de la Fronde princière (duchesse de Longueville, prince de Conti…). Le futur fabuliste y rencontre d’autres anciens frondeurs comme Pascal, Renaud de Sévigné, La Rochefoucault, Boileau, Racine et de nombreuses dames que Molière caricaturera à tort dans Les Précieuses ridicules (Mmes de Sévigné, de Lafayette, de Longueville, de Sablé, de Brégy, de Maure, Mlle de Scudéry…).

Protégé par la duchesse de Bouillon (ancienne Frondeuse), il la décrit comme une fée après l’avoir vue parée pour un bal :

L’herbe l’aurait portée, une fleur n’aurait pas

Reçu l’empreinte de ses pas...

Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs ;

Allez en des climats inconnus aux zéphyrs,

Les champs se vêtiront de roses.

Le 17 août 1754, Jean de La Fontaine publie sans nom d’auteur une pièce de théâtre : L’Eunuque. Il a traduit l’oeuvre du même nom écrite par le comédien latin Térence et y a ajouté quelques scènes de son crû. Molière lui a certainement apporté son expérience du théâtre d’où les remerciements introductifs dans L’avertissement au lecteur "Pour les vers et pour la conduite, on y trouverait bien plus de défauts, sans les corrections de quelques personnes dont le mérite est universellement honoré". Les critiques de L’Eunuque, tant dans les ouvrages spécialisés que sur internet actuellement, sont négatives. Il est vrai que je ne suis pas connaisseur en théâtre ; cependant, je suis plus clément. L’intérêt principal de ce travail consiste en son sujet ; en effet, l’intrigue amoureuse mêle deux hommes libres, deux courtisanes, un esclave, une servante, un capitan (type du fanfaron) et son second (type du parasite).

Au moment où la royauté absolue se solidifie avec une cristallisation de la noblesse française en caste essentiellement militaire et terrienne, la critique sociale de La Fontaine s’insinue évidemment sous la comédie. Au moment où un petit monde de flatteurs parasites se construit autour du Roi avec les deniers de l’Etat, l’auto-portrait de Gnaton "flatteur à gage" ne manque pas d’à propos :

Enfin veux-tu dîner n’ayant plus de marmite

Imite mon exemple, et fais-toi parasite ;

Tu ne saurais choisir un plus noble métier...

Au moment où les dévots pèsent sur la royauté française pour imposer leur pruderie obsessionnelle, le rôle central de l’amour dans les passions humaines décrit dans l’Eunuque ne manque pas non plus d’intérêt, d’autant plus que regorgent ici les accents épicuriens

Le socialement respectable PHÉDRIE est amoureux de Thaïs, une courtisane Une femme inconnue, Sans amis, sans parents, de tous biens dépourvue dont il dit :

Je sais qu’elle est perfide ; et je l’aime, et je meurs,

Et je me sens mourir, et n’y vois nul remède,

Et craindrais d’en trouver, tant l’amour me possède

De plus, quel est le personnage le plus sensé, le plus sympathique et ayant le plus d’expérience de la vie ? L’esclave Parménon.

Comme à son habitude, La Fontaine n’a pas signé sa pièce. Par contre, il la met en scène l’année suivante. C’est très probablement à cette époque qu’il se lie avec Molière.

6) L’engagement de La Fontaine contre l’écrasement et l’emprisonnement de Fouquet

A partir de 1656, plusieurs poètes du cercle de la Table Ronde se groupent autour de Nicolas Fouquet, constituant ainsi une petite académie brillante. Présenté à ce mécène par son oncle Jannart, La Fontaine s’y adjoint. A partir de 1658, il est lié à ce fameux surintendant des finances par contrat : livrer des vers quatre fois par an en échange d’une pension et d’une place enviable parmi les habitués de Vaux le Vicomte.

En 1661, La Fontaine écrit à son ami Maucroix, en mission à Rome, pour lui raconter la fête somptueuse donnée à Vaux par Fouquet en l’honneur de Louis XIV. Il détaille la promenade, les présents, les décorations, le souper puis s’attarde sur la comédie jouée dans la soirée.

C’est un ouvrage de Molière :

Cet écrivain par sa manière

Charme à présent toute la Cour.

De la façon dont son nom court,

Il doit être par delà Rome :

J’en suis ravi car c’est mon homme.

Te souvient-il bien qu’autrefois

Nous avons conclu d’une voix

Qu’il allait ramener en France

Le bon goût et l’air de Térence ?

Ces quelques vers épistolaires sont intéressants :

* par leur forme caractéristique de La Fontaine (en particulier la façon dont la phrase court naturellement sans être coupée pour cause de pieds ou de rime, fait d’autant plus notable pour des octosyllabes).

* par leur fond, car ils confirment les liens importants entre La Fontaine et Molière durant les années suivant la Fronde.

Le 5 septembre 1661, Louis XIV fait arrêter son surintendant des finances, Nicolas Fouquet dont la magnificence lui fait de l’ombre. Les raisons de cet acte politique sont encore discutées : étape vers l’absolutisme royal (les écrivains ne retrouveront plus l’autonomie de leur "république des lettres"), moment décisif dans la rupture entre l’Etat royal et la bourgeoisie protestante, volonté de faire reporter contre Fouquet la haine populaire des financiers affameurs et ainsi laver le clan Mazarin Anne d’Autriche, volonté de Colbert par haine de Fouquet ? par rigueur financière ?, complot du parti dévôt, jalousie du roi...

Quoi qu’il en soit, Fouquet est emprisonné. Le pouvoir royal use de procédés ignobles pour hâter sa condamnation : choix d’ennemis personnels pour statuer sur son cas, corruption de juges, falsification de documents, conditions très dures d’emprisonnement et d’isolement ayant pour but de le faire avouer et condamner à mort...

Le procès de Nicolas Fouquet dure 3 ans. Ses proches préfèrent généralement rejoindre le Roi. La Fontaine reste son défenseur le plus fidèle et regrette le temps de sa splendeur, en particulier dans l’Elégie aux Nymphes de Vaux.

Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,

Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines

Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,

Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels...

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,

Qu’on croit avoir pour soi les vents et les étoiles...

A présent, Fouquet croupit en prison où il se voit traité avec une rigueur inhumaine. La Fontaine adresse en sa faveur une Ode au Roi. Il dénonce le sort de son ancien mécène et le théorise :

Dans les Palais des rois cette plainte est commune

On n’y connaît que trop les jeux de la Fortune...

Ceci dit, ce type de poésie ne tape pas suffisamment fort pour dénoncer l’arbitraire judiciaire en cours dans le procès Fouquet et tirer celui-ci du risque d’une condamnation à mort. D’après ses biographes comme d’après le bon article de L’Encyclopedia universalis rédigé par Marc Soriano, La Fontaine "semble aussi avoir participé activement aux défenses de Fouquet et aux campagnes de pamphlet qui dénoncent la rage de Colbert et les irrégularités du procés".

Et voilà qu’un texte magnifique de 6000 vers court clandestinement de mains en mains dans le Paris cultivé. Son nom : L’innocence persécutée. Pour les meilleurs spécialistes du 17ème siècle, l’auteur se nomme La Fontaine. Il est vrai que le style, les allégories, le rythme, le vocabulaire, les thèmes ne laissent guère de doute. J’ajouterais que les raisons pour lesquelles La Fontaine a pu écrire ce texte sont tout aussi évidentes puisque ses amis de La Table Ronde (Pellisson), son cousin Jannart, ses familles protestantes protectrices... ont tout à perdre en laissant perdre Fouquet.

« La vindicte du tout puissant ministre s’acharne sur le poète : poursuites pour usurpation de titre, pour malversation, exil à Limoges... Le clan opposé à Colbert récupère et protège le bonhomme, » en particulier « la très jeune et jolie duchesse de Bouillon pour qui il écrit ses premiers contes » (Marc Soriano)

7) La Fontaine, opposant politique : L’innocence persécutée

"L’Innocence persécutée, oeuvre d’une rare ampleur, toute entière consacrée à l’un des plus grands procès de l’histoire, celui du surintendant Fouquet, est un texte unique par son intensité dramatique et par la diversité des thèmes abordés... Cette oeuvre, entourée de mystère car elle est anonyme et non datée, constitue un vibrant plaidoyer pour que le ministre déchu revienne aux affaires ou devienne, du moins, le conseiller moral du jeune roi. Empreinte d’admiration et d’affection pour l’ancien ministre, elle est, selon toute probabilité, l’oeuvre de La Fontaine" (quatrième de couverture de l’ouvrage ayant pour titre L’innocence persécutée présenté par Marie-Françoise Baverel-Croissant ; Editeur : Pub De L’Universite De St Etienne)

Ce texte peut être apparenté dans l’histoire littéraire et politique française au rôle de Voltaire dans l’affaire Calas et à celui de Zola dans l’Affaire Dreyfus.

Pourquoi ce procès contre Fouquet ? pour permettre au roi de prendre ses biens, pour lui faire porter la responsabilité des vols commis par le Cardinal Mazarin au détriment de l’Etat.

Ce prétexte parut, beau, juste et recevable

Pour le sacrifier, comme étant le coupable

De tous ces grands larcins qui faisaient tant de mal

Du temps qu’a gouverné Monsieur le Cardinal.

Pourquoi ce procès ? surtout parce que les jésuites et le " parti dévôt" (Compagnie du Saint Sacrement) voulaient casser Fouquet insuffisamment docile envers eux. L’auteur décrit "la cabale dévôte" de façon assassine :

Mon collet, mon habit et ma mine contrite

M’attirent le crédit de la troupe hypocrite ;

Je cabale en secret et me fais le suppôt

Du jésuite ingrat et des traîtres dévôts

Je vois de ce bigot l’adresse sans pareille

Entretenant la Reine et parlant à l’oreille

Les attaques pleuvent contre Colbert Ton âme impitoyable... est fourbe, cruelle, injuste... ton âme avare et tyrannique va puiser ses plaisirs dans les malheurs d’autrui accusé d’avoir monté le roi contre Fouquet Il faut après Fouquet empoisonner son coeur

L’auteur défend l’indépendance des Parlements, de la justice, vis à vis du roi et du pouvoir politique contre Colbert, défenseur de l’absolutisme auquel il prête les paroles suivantes :

Je veux que la raison soit dans un magistrat,

Contredisant le Prince, un grand crime d’Etat

* la royauté est symbolisée par le lion comme dans les Fables.

Le but essentiel du texte consiste à démonter l’injustice du procès monté à charge contre Fouquet en commençant par la composition de la Chambre de justice

Sers-toi... de juges corrompus qui te soient dévoués

Arrose-moi de sang ma cendre et mon tombeau :

Immole-moi Fouquet par les mains d’un bourreau.

Cependant la dureté de certains assauts contre l’Etat absolutiste hérité de la féodalité et lié aux intérêts de la grande bourgeoisie dépasse largement le cas Fouquet :

* Raillerie de l’imposition Que le financier pauvre éprouve ton courroux, Mais rends-toi pour le riche, et moins dur et plus doux... Que le riche ne porte en pays étranger Ce qu’il a rapiné d’une main criminelle

* raillerie de l’argument d’intérêt supérieur de l’Etat couvrant les intérêts privés et ambitions personnelles

Cette amour du pays, autrefois si commune,

Est un leurre à duper tous les faibles esprits ;

Les sages aujourd’hui n’en paraissent épris

Que lorsque cet amour avance leur fortune.

* Raillerie de la raison d’Etat sans scrupule

Quiconque ... a peur de se damner

Est, dans tous les Etats, mal propre à gouverner

En 1663, La Fontaine signe une Ode au Roi pour M Fouquet dont il fait, comme d’habitude, circuler de nombreuses copies.

8) La Fontaine était un homme indépendant à l’époque de l’absolutisme royal et de la Contre-Réforme catholique

Homme sincère en amitié, émerveillé par la force de la vie et de l’amour, hostile à l’hypocrisie et à la violence, La Fontaine s’est retrouvé pour ainsi dire tout naturellement dans l’opposition. C’est là, sans doute, une autre raison de la convenance complexe qui existe entre son talent et le conte d’animaux, répertoire traditionnel de la contestation politique et sociale. Sa peinture de la Cour et des injustices sociales est souvent féroce.

Doit-on pour autant voir en lui l’apôtre masqué de la démocratie ? Ce serait à la fois une erreur et un anachronisme... Dans le milieu historique qui est le sien, le poète ne peut concevoir d’autre régime que la monarchie, qu’il souhaite sans doute plus éclairée...

Ce qui est sûr, c’est que cet homme généreux et sans illusion,, rêve d’un monde plus juste et plus tolérant... La transparence de son oeuvre ne doit pas nous cacher qu’il est l’un de nos plus authentiques philosophes. (Marc Soriano)

9) La Fontaine n’était pas un courtisan

Louis XIV met en place un État centralisé et absolutiste, dirigé à partir de sa Cour du château de Versailles où il plie les nobles en de piteux courtisans, où il pratique un mécénat culturel très actif au profit de ceux qui glorifient son règne.

De 1664 à 1690, les écrivains choisis pour leur habileté, leur zèle et leur docilité au pouvoir reçoivent chaque année une dotation attribuée de façon solennelle par le roi lui-même dans une bourse de cuir dorée. Parmi les bénéficiaires connus de ces "gratifications aux écrivains français" , citons Corneille, Molière, Racine, Boileau, des historiens, des étrangers (Hollandais, Allemand, italien), plusieurs centaines en tout... mais jamais Jean de La Fontaine.

Valère Staraselski, romancier, résume bien la réalité « Jean de La Fontaine, seul grand auteur français du XVIIème siècle à n’avoir jamais été de toute son existence, pensionné par le grand Roi-Soleil. »

Dans un climat pédagogique d’aujourd’hui où les écrivains du "classicisme" sont définis comme des courtisans du Roi-Soleil et où La Fontaine est présenté comme faisant partie du "classicisme", La Fontaine devient un courtisan. Cette étiquette de courtisan lui est généralement accolée dans les dictionnaires et manuels. Tel est le cas par exemple dans Le Petit Larousse grand format (édition 2006) "Jean de La Fontaine, poète français, auteur des Fables... Courtisan..."

La Fontaine fut-il un courtisan ? Non, répond par exemple l’Histoire littéraire de la France (Editions Sociales, Tome 4) "La seule chose qui est certaine, c’est la marginalité de La Fontaine par rapport à la Cour et au roi dont l’éloignent tout aussi bien ses liens avec une vieille aristocratie frondeuse que ses amitiés jansénistes... La Fontaine n’est pas "admis" ; il n’est pas invité à la Cour. Louis XIV retarde tant qu’il peut son admission à l’Académie française... La curieuse allégorie de la Chambre du Sublime, jouet offert au petit duc du Maine, rend un compte assez exact de la situation de La Fontaine : Boileau est représenté comme faisant signe d’entrer dans la Chambre du Sublime à un La Fontaine timide, effarouché. Le sublime versaillais n’est pas fait pour qu’y pénètre le fabuliste."

De la chute de Fouquet (1661) à sa mort (1695), La Fontaine ne fut jamais reçu à Versailles et ne vit jamais Louis XIV.

Pourquoi ?

* parce que l’Eglise n’appréciait ni ses textes, ni ses relations. Les ecclésiastiques comme Bossuet, voyaient dans l’auteur des Contes, un corrupteur des âmes... un "cas pendable".

* parce que l’Etat se méfiait de ce poète libertaire et faisait ouvrir ses lettres ; en 1675, le lieutenant général de police interdit ses contes.

* parce que ses écrits mettent en scène, non les Rois, les Princes et les Chefs militaires mais les milieux humbles dans le dessein tracé par Montaigne "On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu’à une vie de riche étoffe : chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition."

* parce que ses écrits ne correspondaient pas à la demande royale telle que formulée, par exemple, les yeux dans les yeux, par l’abbé Cureau de la Chambre le 2 mai 1884 à l’Académie française "Travailler pour la gloire du prince, consacrer uniquement toutes ses veilles à son honneur, ne se proposer d’autre but que l’éternité de son nom, rapporter là toutes ses études. Voilà l’âme et la vie de nos exercices..." La Fontaine répond " L’ode est chose pénible, et surtout dans le grand".

10) Des contes succulents

Pour accéder à cette partie, cliquer sur le titre bleu ci-dessous :

Contes et nouvelles de La Fontaine (1ère parution le 10 janvier 1665) : oeuvres classiques ou libertines ?

11) Les Fables sont très critiques vis à vis des monarques

Pour La Fontaine, la meilleure attitude à adopter vis à vis des rois se nomme DEFIANCE.

... Défiez-vous des Rois :

Leur faveur est glissante, on s’y trompe ; et le pire

C’est qu’il en coûte cher ; de pareilles erreurs

Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.

Il explique cela dans Le berger et le Roi, comparant même tout souverain à un serpent venimeux. De plus, le Roi peut être influencé par la Cour aussi dangereuse que la peste.

Mainte peste de Cour fit tant, par maint ressort,

Que la candeur du Juge, ainsi que son mérite,

Furent suspects au Prince. On cabale, on suscite

Accusateurs, et gens grevés par ses arrêts.

Dans ses fables, La Fontaine adopte un ton de défiance vis à vis des grands de ce monde insistant sur le fait qu’On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

Il pousse la critique loin, par exemple dans Le vieillard et l’âne :

" Sauvez-vous, et me laissez paître.

Notre ennemi, c’est notre maître,

Je vous le dis en bon français."

La Fontaine dresse un portrait souvent peu flatteur du Roi :

"Ce roi fut en sottise un très grand personnage...

La sottise du prince était d’un tel mérite" qu’il termine moqué, cocu, chassé... (Le Roi de Candaule et le maître en droit)

Un Lion décrépit, goutteux, n’en pouvant plus,

Voulait que l’on trouvât remède à la vieillesse (Le Lion, le Loup et le Renard)

LES OBSEQUES DE LA LIONNE font apparaître une autre critique, celle de la méchanceté, du droit de tout écraser :

"La femme du Lion mourut ;

Aussitôt chacun accourut...

Le Cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire ?

Cette mort le vengeoit : la Reine avoit jadis

Etranglé sa femme et son fils"...

Quant à la morale de cette fable, elle marque une indépendance de ton vis à vis de la royauté bien peu "classique" :

"Amusez les rois par des songes,

Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges :

Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,

Ils goberont l’appât ; vous serez leur ami".

Parmi les fables politiques, L’Homme et la Couleuvre présente un grand intérêt ; sa morale résume probablement la pensée profonde de La Fontaine :

"On en use ainsi chez les grands.

La raison les offense ; ils se mettent en tête

Que tout est né pour eux, quadrupèdes, et gens,

Et serpents.

Si quelqu’un desserre les dents,

C’est un sot. - J’en conviens. Mais que faut-il donc faire ?

Parler de loin, ou bien se taire".

Jean de La Fontaine était-il républicain ? Non. Homme du 17ème siècle, il adopte seulement une attitude critique fort courageuse contre l’absolutisme royal. Certains textes paraissent indiquer sa préférence pour une monarchie tempérée avec élection d’une chambre de députés.

11) Les Fables sont très critiques vis à vis de la Cour

De nombreuses remarques désobligeantes concernant la Cour émaillent tous les écrits de La Fontaine.

La première oeuvre (L’Eunuque) en est déjà truffée en particulier dans la bouche de Gnaton, artiste en l’art de "goinfrer" :

Que le pouvoir est grand du bel art de flatter

Qu’on voit d’honnêtes gens par cet art subsister...

Sache toujours applaudir, jamais ne contredire

Etre de tous avis, jamais ne les dédire

Il en va de même dans les Fables, par exemple dans la morale de celle-ci [Le Lion, le Loup et le Renard-462]

Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire :

Faites si vous pouvez votre cour sans vous nuire.

Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.

Les daubeurs ont leur tour d’une ou d’autre manière :

Vous êtes dans une carrière

Où l’on ne se pardonne rien.

Dans LES OBSEQUES DE LA LIONNE, la critique est encore plus dure :

* Je définis la cour un pays où les gens,

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,

Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,

Tâchent au moins de le paraître :

Peuple caméléon, peuple singe du maître...

Le texte le plus méprisant vis à vis du souverain comme de la Cour me parait celui de "La Cour du Lion" appelée Le Louvre par La Fontaine et définie comme un charnier. Quelle en est la caractéristique fondamentale ? son odeur nauséabonde (comme le château de Versailles à l’époque).

En son Louvre il les invita.

Quel Louvre ! Un vrai charnier, dont l’odeur se porta

D’abord au nez des gens. L’Ours boucha sa narine :

Il se fût bien passé de faire cette mine,

Sa grimace déplut. Le Monarque irrité

L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.

Le Singe approuva fort cette sévérité,

... Sa sotte flatterie

Eut un mauvais succès, et fut encore punie.

Ce Monseigneur du Lion-là

Fut parent de Caligula.

Il est temps à présent de justifier les attributs donnés à La Fontaine dans mon titre : poète engagé et artiste libre.

12) La Fontaine, un poète engagé qui cache ses réflexions politiques, morales et philosophiques sous des récits simplistes

Son contemporain Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731) a percé la raison du succès de La Fontaine auprès de lecteurs « qui n’aiment point les préceptes trop directs. Trop superbes pour s’accomoder de ces philosophes qui semblent commander ce qu’ils enseignent, ils aiment qu’on les instruise humblement ». Dans les Fables, par contre, le lecteur « se complaît dans cette pénétration adroite qui fait découvrir plus qu’on ne lui montre et, en apercevant ce qui était couvert de quelque voile, il croit en quelque sorte créer ce qu’on lui cachait. »

En 1774, Chamfort ( fils "naturel" d’un chanoine de la cathédrale Notre-Dame de Clermont-Ferrand et de Jacqueline de Montrodeix, née Cisternes de Vinzelles) a parfaitement résumé, lui aussi, le lien entre forme et contenu des fables : "cet art de savoir, en paraissant vous occuper de bagatelles, vous placer dans un grand ordre de choses."

12a) Plaisanterie et politique

Tout lecteur attentif peut relever des vers inattendus et subversifs dans des fables a priori sans prétention philosophique.

Ainsi, La laitière et le pot au lait apparaît à première lecture comme un badinage sur la rêverie et la prétention. Avec un peu plus d’attention, l’allégorie érotique ressort de plusieurs mots et expressions ("le pot sur un coussinet", "légère et court vêtue", "notre laitière ainsi troussée" ...). Si le lecteur prend alors le temps de réfléchir sur chaque vers, il peut subodorer aussi les intentions politiques de La Fontaine :

* sa critique des volontés expansionnistes de tous les souverains d’Europe, en particulier Louis XIV, conduisant en cette année 1678 à une horrible guerre qui ravage tout le continent :

" Quel esprit ne bat la campagne ?

Qui ne fait châteaux en Espagne ?

Piccrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,

Autant les sages que les fous ?"

* ses allusions démocratiques en pleine monarchie absolue " On m’élit roi, mon peuple m’aime". Un roi peut donc être élu et ainsi se voir aimé par son peuple.

* son allusion même à la république et à ses députés dans Le Rat qui s’est retiré du monde.

12b) Blasons et politique

N’oublions pas qu’à cette époque, toutes les familles nobles arborent fièrement leurs blasons représentant bien souvent des animaux.

Que voit-on sur celui des Colbert, ennemi acharné de La Fontaine ? un magnifique serpent ondoyant, prêt à mordre. Le lecteur qui ne sait pas cela ne peut apprécier la fable Le Serpent et la Lime. Au 17ème, le lien fut facilement compris par les lecteurs des Fables, connaisseurs de la vie politique du Grand siècle.

Ce texte fait partie des plus politiques écrits par La Fontaine ; son sens demeure pertinent pour bien d’autres époques en ce qui concerne le rapport du pouvoir politique aux artistes.

Le serpent ne trouve que la lime "pour tout potage".

Cette Lime lui dit, sans se mettre en colère :

Pauvre ignorant ! et que prétends-tu faire ?

Tu te prends à plus dur que toi.

Petit Serpent à tête folle,

Plutôt que d’emporter de moi

Seulement le quart d’une obole,

Tu te romprais toutes les dents.

Je ne crains que celles du temps.

La morale va encore plus loin dans la critique :

Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre,

Qui n’étant bons à rien cherchez sur tout à mordre.

12c) La critique du Lion Roi

Plusieurs fables paraissent tout à fait anodine comme Le Lion et le moucheron, Le lion amoureux... Elles prennent un tout autre sens et une autre dimension si l’on se souvient que le Lion campe le roi dans les 12 livres. C’est le cas par exemple pour Le Lion et le moucheron et Le Lion amoureux (cette dernière gagne beaucoup d’intérêt à être lue comme une critique du puissant Roi "affainéanti" par sa maîtresse du moment).

12d) Un écrivain ironique à l’encontre des puissants et des vices de la société

La Fontaine sait que la loi du plus fort est toujours la plus forte. Or, lui, poète originaire de Château-Thierry, non noble, désargenté, est faible. Aussi, la seule arme dont il dispose, c’est la raillerie fine héritée du XVIème siècle (Voiture) pour tourner le fort et le vice en ridicule.

"Comme la force est un point

Dont je ne me pique point,

Je tâche d’y tourner le vice en ridicule,

Ne pouvant l’attaquer avec des bras d’Hercule.

C’est là tout mon talent ; je ne sais s’il suffit"

(Le bûcheron et Mercure)

12e) La Fontaine critique de l’Eglise catholique

Il rejoint ici une tradition française qui relève plus de la littérature libertine que classique. L’exemple le plus intéressant m’apparaît celui de la fable Le Rat qui s’est retiré du monde que j’ai essayé d’analyser par ailleurs.

12f) La Fontaine porteur d’une pensée égalitaire universaliste

Les remarques anodines plaidant pour l’égalité et l’universalisme reviennent fréquemment sous sa plume. Ainsi, il définit ses fables comme :

* "Une Comédie à cent actes divers

Et dont la scène est l’univers

Hommes, Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle :

Jupiter comme un autre..."

* "Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être :

Le plus simple animal nous y tient lieu de maître".

Dans Le marchand, le gentilhomme (noble), le fils de roi et le pâtre, La Fontaine pose la question du plus utile et conclut qu’évidemment il s’agit du pâtre. Non seulement le plus utile mais aussi intelligent et aussi logique que les trois autres :

" Un pâtre ainsi parler ! Ainsi parler ; croit-on

Que le Ciel n’ait donné qu’aux têtes couronnées

De l’esprit et de la raison

Et que de tout berger, comme de tout mouton

Les connaissances soient bornées".

13) La Fontaine, un poète qui parle du peuple et des peuples

Jean Giroudoux (Les cinq tentations de La Fontaine, 1938) s’est penché avec finesse sur la prise en compte des milieux populaires par la littérature du 17ème siècle.

« Voici le problème. Toute la littérature du XVIIème siècle nous a donné du règne de Louis XIV une description magnifique, qui correspond peut-être à la gloire et à l’orgueil de la royauté française, mais pas le moins du monde à l’état de la France... Sur la misère, la pauvreté, l’angoisse et l’épuisement de la nation, la littérature a observé un mot d’ordre qui n’aurait pas été mieux observé s’il lui avait été imposé par la force ». Menée par Colbert, « la première grande opération de propagande d’Etat » a parfaitement réussi. « Il n’y a qu’un poète du XVIIème siècle qui n’ait pas fait abstraction de la misère, de la réalité quotidienne du peuple... : Jean de La Fontaine. »

13a) La Fontaine, poète de la souffrance populaire

Qui ne connaît la magnifique fable intitulée La Mort et le Bûcheron

« Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,

Sous le faix du fagot aussi bien que des ans

Gémissant et courbé marchait à pas pesants,

Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.

Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,

Il met bas son fagot, il songe à son malheur.

Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?

En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?

Point de pain quelquefois, et jamais de repos.

Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier, et la corvée... »

Après cette description aussi réaliste que poétique et même politique, comment La Fontaine revient-il dans l’univers de la fable anodine ? le bûcheron appelle la mort mais change d’idée en la voyant arriver

« Plutôt souffrir que mourir,

C’est la devise des hommes. »

Le message ne se trouve point dans la maxime finale mais dans la simple description du paysan.

13b) La Fontaine, solidaire du pauvre

Il ne se faut jamais moquer des misérables :

Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux ?

Dans le Lièvre et la Perdrix, le récit constitue un voile peu crédible pour un message aussi fort. Aussi, fait exceptionnel, La Fontaine reprend la devise toujours en la plaçant en tête, pour une autre fable, celle-ci plus en adéquation, Le Renard et l’Ecureuil. Un écureil moqué par un renard voit un jour celui-ci poursuivi par une meute de chiens...

Il le voit ; mais il n’en rit pas,

Instruit par sa propre misère..

13c) La Fontaine et la valorisation du peuple

13d) La Fontaine, un penseur au-dessus de l’étroitesse nationaliste

Malgré sa situation financière et sociale précaire et malgré l’état de guerre contre les grandes nations proches, il a réussi (sauf dans Le soleil et les grenouilles) à garder un esprit universaliste, par exemple vis à vis des Allemands dont il déplore l’extrême division féodale.

Tel est le cas vis à vis des Anglais en pleine révolution :

... Les Anglais pensent profondément ;

Leur esprit, en cela, suit leur tempérament ;

Creusant dans les sujets et forts d’expériences,

Ils étendent partout l’empire des sciences.

Tel est le cas encore vis à vis des Espagnols à propos d’un conte :

Il est bien d’une âme espagnole

Et plus grande encore que folle.

14) La Fontaine, poète engagé, d’après TDC, revue pédagogique officielle de l’Education Nationale

L’excellent texte de Christian Biet dans la revue Textes et documents pour la classe n° 685 (publiée par le Centre National de Documentation Pédagogique) analyse parfaitement les sens à tiroirs des fables, du plus apparent au plus caché.

Biet prend un thème assez fréquent chez La Fontaine, celui d’une similitude entre l’homme sage et Dieu (Homme égalant les Rois, homme approchant les Dieux dans Le philosophe scythe).

Il part, lui, du prologue dédicace à Madame de Maintenon (Nous devons, tous tant que nous sommes, Eriger en divinité, Le Sage par qui fut ce bel art inventé). Quel art ? la fable. Biet conclut :

" Si les hommes sont capables de rendre divin un homme, n’ont-ils pas créé Dieu de la même manière ? Mais je ne fais qu’esquisser la réflexion : ainsi, je me préserve de la censure, de ma pente libertine et athée, de mes pensées les moins dicibles et les plus dangereuses...

" La Fontaine met systématiquement en place des questions fondamentales sous des remarques qui font écran. La finesse du travail littéraire s’accorde à cacher, sous la virtuosité, un travail de sape sur les vérités politiques, religieuses et juridiques les plus irrécusables au 17ème siècle.

" Lorsqu’il traite de la politique, de la justice ou de la société, dans ses fables, La Fontaine ne se cantonne pas à une critique, par ailleurs sévère, du pouvoir, des juges, des magistrats et des travers sociaux. Il en vient, derrière le voile du récit, à poser des questions de fond traitées chez les philosophes de son temps. La mise en récit des concepts permet de lancer une réflexion sur l’Etat, la justice et le roi. Jusqu’au concept de propriété (et de droit international) que l’on voit vaciller sous les coups du fabuliste dans Le Chat, la Belette et le Petit Lapin.

" La Fontaine corrode, par le recours à la philosophie, au droit, à la réflexion sociale et politique, une vision d’ensemble de la société... La hiérarchie est, sinon mise en cause, du moins interrogée. De ces interrogations, le roi, les juges, les notions qui sous-tendent l’Etat tel qu’il est, ne sortent pas grandis."

Il n’est évidemment pas question de faire de La Fontaine un républicain, encore moins un révolutionnaire. Il est d’abord un écrivain qui a besoin de liberté pour parfaire son art, un homme du 17ème, épris de paix et de justice, intéressé par la royauté constitutionnelle britannique. Je terminerai cette partie sur son engagement par deux citations intéressantes :

" La Fontaine ne propose rien et laisse en suspens le monde après l’avoir mis en question... La question n’est pas d’édifier un droit juste mais de constater qu’il peut être injuste et inopérant... La question n’est pas non plus d’édifier une morale anti-naturelle mais une morale qui allie les sens à la raison et toute solution ne peut être qu’individuelle... La fable est ainsi le lieu le plus propice à la méditation sur le monde... parce qu’elle peut enfin en même temps tenir un discours moral convenant à la société et le mettre en question dans une entreprise critique." (Christian Biet)

15) La Fontaine, le droit et la justice

Notre poète avait suivi des études de droit et obtenu en 1646 un diplôme d’avocat au Parlement de Paris. Nous sommes certains d’une affaire traitée par lui en 1649.

La société royale absolutiste d’Ancien régime est essentiellement fondée (en plus de la force et la religion) sur un droit fondant une hiérarchie de statuts sociaux, protégeant les privilégiés (Clergé, noblesse) au détriment de l’immense majorité (Tiers Etat). Il n’existe pas de droit individuel dans ce type de droit mais des droits correspondant à son ordre, à sa caste.

Aussi, la Révolution française débutera au plan juridique par la proclamation "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit".

Un siècle plus tôt, La Fontaine avait bien oeuvré pour avancer dans le sens d’un droit égal pour tous (et non le droit du privilégié ou le droit du plus fort), d’un droit le plus juste possible, le plus simple possible, fondé sur des faits (A l’oeuvre, on connaît l’Artisan)

Une fable moins connue que d’autres, conte l’histoire de La génisse, la chèvre, la brebis en société avec leur seigneur le lion. Avec un bien issu des propriétés de la chèvre le lion fait quatre parts : il prend la première en qualité de sire, la deuxième par droit du plus fort, la troisième par droit de celui qui a le droit d’être armé (la noblesse bénéficie du droit de porter l’épée), la quatrième en raison du rapport de force social qui lui permet de manger quiconque la voudrait. Quel extraordinaire résumé des travers du droit d’Ancien régime (et de toute société de classe).

La Fontaine s’attaque surtout au droit du plus fort, caractéristique de la féodalité. Il prend le parti des faibles par la description des personnages, par leur vocabulaire, par leurs actes, par leurs arguments, par leur naïveté. Pour comprendre la portée de cette attaque contre le droit du plus fort, que le lecteur sache que la droite, la noblesse et l’Eglise ont fréquemment défendu, par exemple en Aveyron que "C’est la force qui crée le droit". C’est ainsi par exemple que l’Union catholique, quotidien de l’évêché, a soutenu la conquête de la Lybie puis de l’Abyssinie par Mussolini. Au XVIIè, le droit du plus fort réglait la vie en société (voir sur ce site, l’article Histoire de l’Aveyron : D’une féodalité cléricale à 1793 1905 1944 1968 5ème partie L’Ancien régime en Rouergue : deux siècles d’extinction des Lumières)

Revenons aux fables et en particulier Le loup et l’agneau. Grâce à La Fontaine, la raison (Je me vas désaltérant dans le courant plus de vingt pas en dessous d’elle), le respect d’autrui (Sire, que votre Majesté...), la nature de l’action (se désaltérait dans le courant d’une onde pure), la compassion (je tête encore ma mère), la candeur... poussent le lecteur à préférer l’agneau. Pourtant, la raison du plus fort est toujours la meilleure, c’est à dire celle qui l’emporte ; aussi, les arguments de droit utilisés pour se justifier n’ont en fait aucune valeur : tu troubles ma boisson, tu médis l’an passé (allusion aux débuts de police politique sous Louis XIV), tu participes à une conspiration des brebis, des bergers et des chiens, tu attentes à mon honneur aristocratique (Qui te rend si hardi. Tu seras châtié de ta témérité. Il faut que je me venge.)

Connaisseur des arcanes, des vices et de l’injustice du système judiciaire, La Fontaine se moque de cette institution, par exemple dans Le roi Candaure où il décrit un "fort mal plaisant endroit" que l’on croit un lieu de défécation mais qui s’avère être "l’école de droit".

Sur ce sujet, la fable la plus forte me paraît être Les frelons et les mouches à miel. Pour déterminer qui est propriétaire de "quelques rayons de miel" entre abeilles et frelons, malgré l’évidence (les frelons ne produisent pas de miel), malgré les témoins, la justice traîne Six mois que la cause est pendante Nous voici comme aux premiers jours. Aussi, La Fontaine plaide pour refondre le droit et la justice :

Le simple sens commun nous tiendrait lieu de Code,

Il ne faudrait point tant de frais ;

Au lieu qu’on nous mange, on nous gruge,

On nous mine par des longueurs ;

On fait tant, à la fin, que l’huître est pour le juge

Les écailles pour les plaideurs.

16) La Fontaine, une éternelle jeunesse en quête d’amour et de liberté

Tout est mystère dans l’Amour,

Ses Flèches, son Carquois, son Flambeau, son Enfance.

Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour

Que d’épuiser cette science.

L’Amour et la Folie

Toute sa vie, notre Jean va placer l’amour au coeur de ses écrits comme de ses occupations « Savez-vous bien que, pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce qu’il y a d’encens dans mon magasin. »

Durant ses séjours à Château-Thierry, il connaît maintes aventures avec des dames du pays, y compris avec la lieutenante.

Il écume également la ville de Reims dont il adore la gent féminine

Il n’est cité que je préfère à Reims :

C’est l’ornement, et l’honneur de la France :

Car sans compter l’ampoule et les bons vins,

Charmants objets y sont en abondance.

Notons au passage l’anticléricalisme gaulois considérant la Sainte Ampoule apportée du Ciel à Saint Rémi pour sacrer les rois de France en la cathédrale de Reims comme moins digne d’intérêt que les Rémoises

...gentilles gauloises ;

Ayant trouvé telle de nos Rémoises

Friande assez pour la bouche d’un roi.

L’ensemble de ce texte intitulé Les Rémois figurant parmi les Contes et Nouvelles donne une idée du rapport de La Fontaine à l’institution du mariage. "Il n’a jamais pris le mariage au sérieux, ni le sien ni celui des autres. Il avoue fort bien qu’il a chassé sur les terres d’autrui, et semble dire que le gibier n’en est que meilleur" (Hippolyte Taine, La Fontaine et ses fables, 1824).

En 1647, le futur fabuliste épouse Marie Héricart. "Son père l’a marié et lui l’a fait par complaisance" commente son ami parisien Tallemant des Réaux. D’après les Lettres dont nous disposons, Jean voit en sa femme une amie à qui il se confie, à qui il écrit des poèmes ; Marie s’ennuie dès qu’il est parti, s’abreuve de romans, préfèrerait un époux plus présent et s’occupant mieux de leurs biens.

Jean raconte sa vie à Marie sans, semble-t-il, en ôter les rencontres féminines

"A Clamart... je passai le temps avec les dames qui nous vinrent voir"

Lors de son arrivée dans une nouvelle ville, il s’informe des femmes du pays ; ainsi en Limousin « Je m’en fis nommer quelques-unes, à mon ordinaire. » En tel lieu " il se plairait extrêmement à avoir en cet endroit une aventure amoureuse. » Ailleurs « Si Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée. Il ne le fit point, et je m’en passai. » Les deux époux garderont une grande autonomie dans leur couple avant de se séparer comme le raconte Maucroix, autre pilier des Chevaliers de la table ronde On lui dit « Mais un tel cajole votre femme » - Ma foi, répond-il, qu’il fasse ce qu’il pourra ; je ne m’en soucie point. Il s’en lassera comme j’ai fait ». Une jeune abbesse chassée par les Espagnols s’étant retirée dans la ville, "il la logea, et sa femme un jour les surprit. Il ne fit que rengaîner, lui faire la révérence et s’en aller".

L’âge ne le changera guère. A soixante huit ans, il est chargé par son hôte Monsieur d’Hervart, d’accompagner à cheval Mademoiselle de Beaulieu sur un parcours de trois jours « Pourquoi M. d’Hervart ne m’a-t-il pas averti ? Je lui aurais représenté la faiblesse du personnage, et je lui aurais dit que son très-humble serviteur était incapable de résister à une fille de quinze ans, qui a les yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d’un agrément infini, une bouche et des regards ! Je vous en fais juge : sans parler d’autres merveilles sur lesquelles M. d’Hervart m’obligea de jeter la vue. » Jean de La Fontaine tombe amoureux et écrit à sa belle.

En fait, il s’adonne à de nombreux plaisirs ("le jeu, les vers, les livres, la musique, la ville, la campagne, enfin tout")

Il n’est rien

Qui ne me soit souverain bien

Cent autres passions des sages condamnées,

Ont pris comme à l’envi la fleur de mes années.

Bien plus que l’ambition ou l’argent, c’est cette passion des divers plaisirs qui résume La Fontaine comme individu ; aussi il a cherché à vivre dans des milieux propices à cette quête.

Car je n’ai pas vécu, j’ai servi deux tyrans :

Un vain bruit et l’amour ont partagé mes ans.

Au soir de sa vie, il tire son bilan dans son Discours à Madame de a Sablière ainsi conclu :

Je suis chose légère, et vole à tout sujet ;

Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet ;

A beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.

J’irais plus haut peut-être au temple de Mémoire,

Si dans un genre seul j’avais usé mes jours ;

Mais quoi ! je suis volage en vers comme en amours.

17) La Fontaine, un auteur "classique" ?

D’après Wikipedia "Les Fables de La Fontaine constituent la principale œuvre poétique du classicisme".

Bigre ! Quelle affirmation péremptoire (dont la rime et la vanité s’accorde bien avec aléatoire, jaculatoire, dérisoire et illusoire) !

A mon avis, au 17ème siècle, La Pucelle de Chapelain aurait probablement gagné cette distinction de "principale œuvre poétique du classicisme", non notre fabuliste.

17a) Qu’est ce que le classicisme ?

Avant de faire des Fables "la principale œuvre poétique du classicisme" il faudrait s’entendre sur une définition du classicisme. Or, elle varie considérablement d’un ouvrage à l’autre, d’où la prudence longtemps employée par les spécialistes qui ajoutaient des guillemets : le "classicisme", les "auteurs classiques". Ces guillemets indiquaient que le classicisme constitue :

* un concept labyrinthe couvrant des significations extrêmement diverses selon les époques depuis 200 ans et selon les auteurs. En fait, il préesnte la même difficulté de définition que celui de romantisme dont Alfred de Musset s’est remarquablement moqué par ses personnages Dupuy et Cotonet.

* un concept utilisable pour parler effectivement d’une génération culturelle (en gros de 1660 à 1680) marquée par un contexte historique national précis d’où une certaine unité de la langue et des centres d’intérêt, même si personnellement je ne vois pas grande proximité entre Molière et l’abbé Cotin, entre La Fontaine et Saint Vincent de Paul, entre Ninon de Lenclos et Angélique Arnauld.

* un concept à manier avec prudence. Certains théorisent un classicisme transhistorique comprenant par exemple les artistes latins sous Auguste et les artistes français sous Louis XIV ; cela peut présenter l’intérêt de signaler une génération culturelle importante à un moment emblématique d’une langue et d’un pays, rien de plus sinon ce classicisme ne peut que gommer la réalité qu’il englobe.

Les ouvrages récents d’histoire littéraire hésitent quant au classement de La Fontaine : parmi les Mondains, parmi les Libertins, parmi les Classiques en privilégiant l’unité de génération sous Louis XIV, comme dernier poète de l’école humaniste...

La littérature française (collection Repères 2006) classe La Fontaine au sein du classicisme mais parmi Les genres mondains avec Madame De Sévigné, le cardinal de Retz, La Rochefoucault. Dans son Histoire de la littérature française, Xavier Darcos catalogue aussi La Fontaine comme un "vrai mondain" qui "aime l’entretien et les divertissements raffinés"... Son "badinage mondain exclut la directivité".

17b) Le 17ème siècle et la bataille du classicisme en poésie

En affirmant que "Les Fables de La Fontaine constituent la principale œuvre poétique du classicisme" Wikipedia passe à côté du rôle historique du classicisme pour la royauté française.

De 1500 à 1700, les monarques français mènent bataille pour unifier, centraliser le royaume sous leur direction. Imposer l’idiome d’Ile de France et valoriser la littérature en cette langue constituent des enjeux absolument décisifs dans ce cadre. En 1539, François 1er décide par l’ordonnance de Villers-Cotterets que le français sera dorénavant la langue d’usage obligatoire pour tous les actes (registres d’état-civil, enquêtes, contrats, sentences, testaments, actes de justice ou de droit...). Ce combat politique implique d’épurer, de standardiser le vocabulaire, la grammaire et même le langage littéraire, les genres littéraires.

Malherbe (mort en 1628) s’imposa comme le théoricien de cette politique pour la poésie. Son influence va lourdement peser sur la première moitié du 17ème, concomitant à la restauration royale, cléricale et réactionnaire. Malherbe est un poète au service du pouvoir ; il vante l’ordre, l’autorité, l’harmonie, l’immuable, une morale d’acceptation de l’ordre social ; il ne sait écrire que sur la vie de la Cour royale et des milieux proches, sur les Grands ; il excelle dans la louange des rois et la rigueur d’écriture (avec parfois un certain lyrisme) mais se distingue aussi par son vide en matière d’idée, de sentiment ou d’imagination.

Ce tournant malherbien marque en fait tout le 17ème siècle français et servira de référence au classicisme en poésie comme le théorisera Boileau :

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,

Fit sentir dans les vers une juste cadence,

D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,

Et réduisit la muse aux règles du devoir...

Les stances avec grâce apprirent à tomber,

Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.

Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle

Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.

Cette continuité de Malherbe à Boileau ne doit pas faire oublier que les meilleurs auteurs des années 1500 à 1600 comme Marot ou Rabelais ne s’inscrive pas dans ce cadre, que les meilleurs poètes des années 1600 à 1650, comme Agrippa d’Aubigné ou Théophile de Viau ne s’inscrive pas dans ce cadre. Quant à La Fontaine, parfait connaisseur de ses prédécesseurs en poésie, il s’affirme plus comme héritier de Marot, Rabelais, Agrippa ou Théophile que de Malherbe.

17c) A nouveau sur le rapport de La Fontaine à la Royauté et à ses contemporains

Rappelons qu’en matière de politique culturelle, "la politique de Louis XIV et de Colbert, vainqueur et successeur de Fouquet aux Finances, se caractérise par une sorte d’étatisation des commandes et des règles fixées aux artistes. Les principes en sont : la régulation administrative et académique de la création ; le culte de la personne, des actes et de la fonction du monarque ; la rétribution hiérarchisée, répartie selon le dosage des mérites évalués" (Patrick Dandrey).

La Fontaine ne se plie pas à ce carcan ; mais, confronté à des problèmes financiers (il mourra sans le sou) et à un déclassement social évident, il essaie parfois de gagner une petite place. Ainsi, il chante telle victoire du Roi, tel évènement agréable dans la famille royale, telle maîtresse du Roi. En fait, sa situation ne s’améliorant pas, il continue à profiter de l’hospitalité d’une maison amie qui lui apporte la sécurité d’une chambre. "C’est ainsi qu’il fut condamné, presque malgré lui, à se montrer réfractaire aux lois du moment : non par opposition vraiment déclarée aux canons du clas- sicisme d’État, mais par impossibilité d’y adhérer sans contradiction" (Patrick Dandrey).

17d) La Fontaine et les prétendues "constantes du classicisme"

* imitation et culte de l’Antiquité. Discutable chez La Fontaine. Ses références à l’Antiquité sont rares ( Les deux coqs) dans ses fables comme dans ses contes. Il s’inspire de fables d’Esope et de Phèdre mais utilise bien d’autres sources d’inspiration (Orient, Renaissance...) dont certaines très éloignées du classicisme (Boccace). S’il traduit Térence, n’est-ce pas parce qu’il trouve chez cet auteur comique d’origine berbère, une psychologie sentimentale, une réflexion philosophique et morale, une ironie finalement modernes. La Fontaine apparaît comme un grand admirateur des écrivains du 16è plus que de l’Antiquité.

Dès ses débuts, La Fontaine affirme rompre avec le culte de l’Antiquité, et préférer pour cadre Dame Nature, ses plantes et ses animaux, ne louant :

"Rome ni ses enfants vainqueurs de l’univers,

Ni les fameuses tours qu’Hector ne put défendre...

Ces sujets sont trop hauts et je manque de voix

Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois...

Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines."

* poids de la culture religieuse et orthodoxie catholique Non. Les références de La Fontaine au dogme catholique et à la religion sont rares. Elles sont d’ailleurs essentiellement critiques sinon grivoises. S’il se "convertit" avant de mourir, c’est bien qu’il avait vécu hors de la religion :

"J’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords"

* respect des règles dans la forme  : Non ! La fable n’est pas un style littéraire valorisé par le classicisme ; celles de La Fontaine sont écrites en vers mêlés (nombre variable de pieds), audace héritée des "auteurs maudits" du début du 17ème et que l’on retrouvera seulement dans la deuxième moitié du 19ème. Mieux, dans son roman Les amours de Psyché et de Cupidon, il utilise à la fois de la prose et des vers.

* respect des règles dans le fond : Non ! La Fontaine caractérise lui-même la fable comme relevant de l’imagination, du « mensonge », de la « feinte ». Sa première production littéraire a créé une controverse par la liberté de sa traduction de L’Arioste ; Le Roland furieux est une oeuvre que l’on caractériserait aujourd’hui comme relevant à la fois du Fantastique, de l’Épique, du Poétique et du Philosophique.

18) Jean de La Fontaine jugé par ses contemporains (portrait de l’homme et de l’écrivain)

Pour accéder à cette partie, cliquer sur le titre 18 (en bleu).

19) Conclusion

Que le lecteur me permette de citer l’écrivain Rémi Boyer à propos d’un ouvrage récent sur notre fabuliste :

« Valère Staraselski nous décrit le monde des lettres du siècle de Louis XIV, monde dans lequel le moraliste ne trouva jamais sa place malgré quelques soutiens.

Jean de La Fontaine : une vie d’homme de lettres, anticonformiste, peu considéré par son époque, dérangeant les puissants, Roi-Soleil en tête. Avant-gardiste ! Jusqu’à nos jours. »

Jacques Serieys

A suivre

Liens intéressants :

http://www.la-fontaine-ch-thierry.n...


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